Corruption et contamination, l'exemple du Mexique



Le capitalisme comme fait total. C'est ainsi que le philosophe Jean-Claude Michéa perçoit notre société sous l'emprise de la civilisation libérale dont l'axiome fallacieux serait la neutralité axiologique. La société, surtout dans la phase de développement extrême du capitalisme que l'on connait depuis les années 1980, se trouverait ainsi régulée par deux institutions, le marché et le droit, au détriment d'autres formes séculaires de cultures et de médiations entre les gens et les peuples: don, traditions, croyances, religions, etc. Michéa ne dit pas que ces diverses pratiques culturelles sont aproblématiques ou qu'elles ont complètement disparu, mais que la logique libérale cherche à les ruiner pour s'imposer.

Au marché et au droit, on pourrait ajouter le crime et la corruption, qui en sont les faces cachées - si peu. La guerre que se livrent les cartels de la drogue au Mexique, ou plutôt la guerre qu'elle livre à la société civile serait peut-être la plus terrible des mises en abîme de la culture néolibérale. C'est d'ailleurs le point de vue d'Ed Vulliamy, auteur de l'ouvrage Amexixa. "Les cartels, écrit-il, ne sont pas des parodies du capitalisme transnational : ils en sont des pionniers, ils en sont des modèles." Le passage en entier mérite d'être cité:

Cet ouvrage n’est pas tant sur la guerre que sur un endroit particulier en temps de guerre. Il évoque l’impact de ce conflit sur l’Amexique, mais explique également comment il est la conséquence d’autres dégradations, d’autres exploitations – principalement économique – que la drogue et dont le peuple de la frontière souffre. Une souffrance due en particulier au fait que les cartels criminels sont des entreprises comme les autres, appliquant la même logique commerciale et suivant les mêmes modèles économiques mondialisés que les multiples sociétés légales qui ont causé des ravages d’un autre type le long de la frontière. En effet, la violence causée par la drogue se révèle, sous de nombreux aspects le résultat direct des privations et de la misère provoquées par l’économie « globalisée » légale. Les cartels ne sont pas des parodies du capitalisme transnational : ils en sont des pionniers, ils en sont les parangons. Ils en appliquent les règles et la logique (ou plutôt l’absence de règles et de logique) sur leur marché, à l’instar de n’importe quelle autre entreprise commerciale.

Vulliamy appelle l’Amexique (Amexica) la bande formée autour de la frontière qui sépare les États-Unis du Mexique, dont la « capitale » serait Ciudad Juarez,carrefour de tous les échanges commerciaux légaux et illégaux, humains et inhumains, imaginables et inimaginables. Journaliste de guerre, qui a notamment couvert celle de Bosnie, il affirme qu'il s'agit de la cité la plus dangereuse au monde, à cause de cette guerre. Ce endroit ressemblerait à l’enfer non seulement par la violence extrême qui s’y exerce, mais à cause aussi de l’espèce de charme que cet endroit exhale. Car l'enfer n'en est pas dénué, sans quoi il n'existerait pas. Immense territoire frontalier où il n’y a justement pas de frontière entre le Bien et le Mal, la vie et la mort. Il s'agit en fait de l’antichambre ensanglantée du capitalisme, le laboratoire où l'on distille sa substantifique moelle, comme on le fait avec la drogue : notre culture absurde et morbide de consommation. Et plus la consommation est sophistiquée, plus elle est morbide, car plus elle tente de brouiller le lien avec cet enfer, ou à le justifier : les affaires sont les affaires, il faut bien gagner sa vie, obéir aux ordres, tirer son épingle du jeu, faire rouler l'économie, s'amuser un peu, après moi le déluge et puis on n'a qu'une vie à vivre.

Dans ce conflit, on s'affronte pour les signes extérieurs d'un prestige social postmoderne, fondé sur la performance, la capacité d'exhiber les bonnes marques et les bons produits, conformément aux diktats publicitaires; de porter les bons vêtements, d'être accompagné par la fille qu'il faut et bavarder avec le téléphone portable dernier cri aux "applications" les plus récentes; de posséder le bon gadget et de conduire le bon 4X4. Pour ces définitions du statut social, des milliers de personnes meurent.


Vulliamy montre dans son livre la complicité qui existe entre les grandes banques comme HSBC (la plus grande banque d'Europe) et le blanchiment de l'argent des cartels, la fonction même de l'argent de la drogue dans l'économie dite légale et dans la culture en général : les aspirations individuelles à la richesse, rêves de gloire portés par la culture de masse et ses nombreuses mascarades d'opposition à cette même culture. La drogue n'est plus qu'une source de revenu parmi d'autres pour les cartels, qui sont liés à la structure du pouvoir en général (les gouvernements, la police, les médias, le star système, le système financier, la production de biens et de services), et par-delà les frontières mexicaines.

Les cartels investissent maintenant dans les infrastructures touristiques. C'est sans doute pourquoi des citoyens écœurés, excédés, révoltés par la disparition et le massacre des quarante-trois étudiants d'Iguala, ont assiégé pendant plusieurs jour l'aéroport d'Acapulco l'automne dernier. Faut-il préciser que ces étudiants représentent une entrave aux activités des cartels et de leurs amis, tout simplement parce qu'ils veulent vivre une autre vie que celle des bourreaux et des victimes du capitalisme, en cultivant la terre selon leur besoin, par exemple. Vulliamy fait une remarque fort intéressante sur les forces de résistance à cette culture de la violence, en notant qu'elles échappent aux solutions politiques classiques.

L'un des traits les plus marquants de la guerre postpolitique réside dans le fait que ni la gauche ni la droite ne sont parvenues à organiser la moindre résistance. Il n'existe pas de syndicat, de mouvement ouvrier ou révolutionnaire ayant un rôle significatif contre les cartels de la drogue (cependant, les organisations de la société civile, qui font sincèrement de leur mieux, inclinent à gauche). De la même façon, rien ne donne à penser qu'un parti de droite, un mouvement fasciste ou une milice citoyenne pourrait prôner un retour à la loi et à l'ordre (en tout cas, pas du côté mexicain de la frontière); à ce titre, le rôle de l'armée est fluctuant et aucune personnalité mussolinienne ne se manifeste à la droite de Calderon. Non, cette guerre, typiquement matérialiste et masculine, rencontre une résistance issue de rangs qui n'appartiennent pas à la politique classique. la guerre postpolitique matérialiste se heurte au clergé et aux groupes religieux "pré-politiques" plus qu'à une autre composante de la société. Ils sont catholiques (sans pour autant appartenir à l'Église officielle) ou réformés. Et la guerre masculine doit affronter des femmes fortes en tant qu'individus et organisations, mais également à la maison. Que ces acteurs sociaux fournissent le seul contrepoids mesurable, si ce n'est puissant, à la narcoviolence quotidienne se révèle profondément et visiblement problématique pour les médias de masse séculiers toujours à la recherche d'options gouvernementales, de "solutions" classiques, d'ordre militaire ou politique. Sûrement parce qu'elles ont toutes, l'une après l'autre, échouées.

Il faut quand même reconnaître que les étudiants d'Iguala sont formés à une tradition révolutionnaire indéniable, Che Guevara, Marx, etc., aussi modeste que soit le poids de ces écoles communales au Mexique. Mais la résistance remarquable provenant de forces sociales "non classiques", d'une culture catholique non encadrée par l'Église officielle, et de femmes, est significative de ce que l'auteur appelle une guerre "postpolitique" ou matérialiste, sans prétexte idéologique comme en ont les guerres identitaires ou les guerres de religion. Significative aussi du rôle vital joué par la culture populaire profonde, de ce que Jean-Claude Michéa appelle, avec George Orwell, la commun decency.

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Dans un article du Monde diplomatique de décembre dernier, Ladan Cher rapporte le discours d'un dénommé Gomez, chef du cartel les Chevaliers Templiers. Celui-ci, note la journaliste, "se présente comme un Robin des Bois, se vit davantage comme un bienfaiteur que comme un meurtrier... Entouré d'hommes armés et encagoulés, l'homme plaide:
« Les chevaliers Templiers sont un mal nécessaire. Certes, nous commettons des actes illicites, mais nous respectons les gens qui travaillent dur [et nous sommes là pour veiller] aux intérêts des habitants du Michoacan. » (Le Monde diplomatique, « Un grand port aux mains d’un cartel », décembre 2014)
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Il est remarquable que le discours des chefs de cartel se rapproche de celui de nos politiciens et politiciennes, voire de certains leaders syndicaux de la construction au Québec.


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Le discours de Gomez, n’est-ce pas ce que nous a servi la Commission Charbonneau? Réécouter les témoignages de Tony Accurso : entrepreneur en construction fortement soupçonné d’être en cheville avec le crime organisé, qui a la bonne idée de faire tourner son success story autour de sa rencontre avec le bouillant syndicaliste Louis Laberge;

Réécouter le témoignage de Michel Arsenault, qui a déclaré qu’il fallait être pragmatique;

Bernard Rambo Gauthier, représentant syndical de la FTQ-Construction sur la Côte Nord, mis en vedette par Victor-Lévy Beaulieu, écrivain et scénariste québécois, qui nous présente Rambo comme la renaissance d’un héros de la culture populaire. Voici ce qu’on peut lire dans La Presse au sujet de son livre, encore à l'état de projet :

Lui-même originaire des régions, VLB exprime avoir été touché par l'importance qu'accorde Bernard Gauthier à défendre les travailleurs de la construction de la Côte-Nord, ce qui s'apparente, selon lui, à la même bataille qu'il mène dans l'industrie culturelle. Mercredi, l'écrivain annonçait qu'il devait mettre aux enchères certains de ses manuscrits et livres rares de sa collection pour des raisons financières.

À propos du livre:
L'ouvrage montre également un autre côté de Bernard Gauthier qui, derrière ses airs de dur-à-cuire, cache un être capable de tendresse et de sensibilité, assure Victor-Lévy Beaulieu. La naissance de son fils, la mort de son grand-père - figure marquante de sa vie - et le rapprochement avec son père sont des passages qui en témoignent. » La Presse


Autres questions:


L’esprit d’entreprise et son langage devenu hégémonique (avec son corollaire : la défense des droits individuels et le discours de l’exclusion, lire à ce sujet dans ce blogue, Lecture de la Tyrannie des droits.)

Danièle Henkel, femme d’affaire atypique, dit-on, et très médiatisée, grâce notamment à l’émission Les dragons (jeu télévisé qui fait la promotion de l’esprit entrepreneurial), répond au questionnaire de l’animatrice de l’émission dite littéraire de la télévision dite d’État de Radio-Canada :

Quelle est la réplique que vous avez déjà dite et qui vous est restée en mémoire? (question stupide, mais qu’importe)

« Je vais lui faire une offre qu'il ne pourra pas refuser » – Le parrain.

Il n’est pas mauvais de rappeler que cette phrase tiré du film fameux de Coppola revoie à une cruelle réalité qui n’a rien de fictive : accepter l’argent et collaborer à une entreprise criminelle, ou mourir. C’est la logique même du crime organisé. Il n’est pas vain non plus de rappeler que l’immense majorité des films qui sont produits, du moins aux USA, font l’éloge du crime d’une manière ou d’une autre, tout en montrant que les criminels ont aussi des vies de famille, qu’ils ont des histoires touchantes, qu’ils travaillent dur, qu’ils aiment généralement leur mère, qu’ils sont émus à la naissance de leurs enfants et qu’ils ont à cœur leur éducation, pour laquelle ils sont prêts à débourser de fortes sommes, dans des écoles privées. Les criminels rêvent de passer dans le clan légal, à condition de ne pas avoir à renoncer à leur fortune ni à leur pouvoir. Le parrain reste encore le modèle indépassable à cet égard. Famille, Pouvoir et Argent forment une Sainte Trinité attrayante dans le grand récit néolibéral. La mafia n’est-elle pas fondée sur le lien de sang? Qui n’a pas rêvé de grandir au sein d’une famille riche et puissante, quitte à changer de parrain?


Éducation
La culture des narcotrafiquants enseignée à l’école? Du sucre à la crème (comment faire 350$ avec 5$):
Le problème n’est évidemment pas de vendre du sucre à la crème, mais de faire du sucre à la crème pour faire de l’argent. Où est l’amour du sucre à la crème? La corruption et le crime commencent par la corruption d’une intention. Après, ce n’est plus qu’une affaire de degré. Et les limites de l’acceptable peuvent être vite franchies sinon repoussées. Comme disait je ne sais plus qui, quand on a dépassé les bornes, il n’y a plus de limites.


Problèmes
Peut-on soutenir les valeurs de notre société, sa culture, son mode vie, ses gadgets, ses loisirs, ses vacances, ses privilèges, sans être complice des massacres survenus au Mexique? Les gens qui sont ciblés par ces crimes le sont parce qu’ils constituent une entrave au développement économique, à la croissance telle que le commande le capitalisme transnational, qui trouve dans les politiques nationales les mêmes intérêts convergents : le gouvernement du Canada travaille de concert avec celui du Mexique pour faciliter l’octroi de contrats à des compagnies minières canadiennes en territoire mexicain, par exemple. En gros, c’est l’idéologique que défendent nos gouvernements, les grandes entreprises et les plus petites, les agences de publicité qui dictent nos modes de vie, notre sécurité, etc. Les élèves-instituteurs des écoles rurales du Mexique nous montrent le chemin à suivre pour sortir du capitalisme : prendre possession de la terre et apprendre à la cultiver pour nos besoins tout en respectant ses limites. Ce serait un bon début. Simple, mais efficace. Le reste suivra. Je rêve, bien sûr.











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