Lecture de "La tyrannie des droits" de Brewster Kneen.


Brewster Kneen, La tyrannie des droits, préface d’Anne-Marie Voisard, Montréal, les Éditions Écosociété, 2014, 166 p.


Le peuple a toujours été animé, disait Machiavel, d'un idéal négatif --- ne pas être opprimé ---, et c'est le rôle de la politique que de transformer cet idéal négatif en projet.
Jean-Claude Michéa


L’essai de Brewster Kneen semble être passé inaperçu dans nos médias bien qu’il soulève un sujet de première importance, la judiciarisation des enjeux sociaux. Celle-ci confine à une logique totalitaire, à ce que l’auteur appelle la « philosophie corrosive des droits » portée par un langage clôt. En devenant hégémonique, ce langage tend à supprimer des pratiques sociales, éthiques, politiques, une culture multiséculaire de la responsabilité, prendre soin les uns et des autres, se soucier du monde davantage que de soi-même.

Une philosophie corrosive
Dans l’économie de marché axée sur l’individu égocentrique, dressé pour être un consommateur insatiable de biens, de services, d’opinions et de styles de vie, les droits sont à la hausse sur le marché des plaintes, c’est le moins qu’on puisse dire : mon droit, mes droits, leurs droits. Droits de l’homme, de la femme, des animaux, des plantes, de la nature; droits aux particularités identitaires, sexuelles, religieuses, ethniques. Droit à la vie, à la mort digne, à la parentalité pour tous et à n’importe quel prix. La liste des droits subjectifs est sans limites, comme le désir attisé par l’hédonisme de consommation.

C’est sur le constat d’une présence accrue du « langage des droits » dans les mouvements sociaux et le discours social en général que Brewster Kneen fonde sa thèse. « La présence croissante, et même la domination, du discours des droits dans la vie publique et les affaires de l’État fait en sorte que les questions de fond relatives à la justice sociale sont minorisées car ce discours masque la réalité et impose une tyrannie linguistique et conceptuelle » (p. 16). Dans sa préface à l’ouvrage, Anne-Marie Voisard observe que « L’hypertrophie des droits pourrait bien avoir pour corollaire l’atrophie de la vie politique » (p. 11). Le grand intérêt de cette préface est de placer la thèse de l’auteur dans une perspective philosophique offrant une critique radicale de la civilisation libérale, soit le capitalisme comme fait social total, qui se manifeste dans tous les domaines de la société, non seulement à travers des inégalités économiques. Sont convoqués des auteurs comme Jean-Claude Michéa, Jacques Rancière et Jean Vioulac, mais aussi Michel Foucault, Marcel Gauchet, Paul Thibaud.

Le constat de l’auteur et de sa préfacière n’est pas nouveau, certes. Déjà Karl Marx associait les droits de l’homme au droit à la propriété, qu’il qualifiait de « droit à l’égoïsme »; Max Weber allait dans le même sens. Plusieurs auteurs ont fait la critique depuis quelques décennies de la culture de l’égoïsme, que Cornélius Castoriadis désignait comme la montée de l’insignifiance, soit la perte de repères et l’apathie généralisée face aux enjeux sociaux fondamentaux tels l’exercice d’une démocratie authentique, le rôle de la technique, les causes réelles aux injustices, aux problèmes environnementaux, etc. La tyrannie des droits a le grand intérêt d’amorcer ce qui pourrait être une réflexion approfondie sur les droits subjectifs - sur le droit en général - à la lumière de leur développement débridé. Et Anne-Marie Voisard a bien raison de parler du courage de l’auteur, car il en faut toujours pour s’attaquer à la rectitude morale et politique, davantage que pour enfoncer les portes ouvertes de la contestation.

L’occidentalisation du monde
Le titre du livre de Brewster Kneen renverse d’emblée une idée reçue voulant que la revendication des droits soit la clé universelle de la justice. C’est faux, dit-il, les droits sont tyranniques et leur prétention à l’universalité dissimule plutôt la tendance occidentale à l’impérialisme. Selon l’auteur, l’esprit de colonisation transparaît dans la fondation des Nations unies en 1945 et la promulgation de la Déclaration universelle des droits de l’homme en 1948. Ces institutions apparaissent au lendemain des horreurs de la Deuxième Guerre mondiale (la Shoah et la bombe atomique). Or dit-il, le vrai remède à ces malheurs aurait été la création d’une « autorité authentiquement supranationale habilitée à imposer le désarmement et à dépêcher, sur demande, des forces de maintien de la paix ». À la place, « l’idéalisme de l’époque a préféré trouver refuge dans le langage universel des droits de la personne ». Concrètement, l’Assemblée générale de l’ONU reflétait plutôt l’autorité du bloc de l’Ouest et son idéologie dite du « monde libre » (p. 28). Ce ne sont évidemment pas les seules causes à la montée du discours des droits, mais ils le renforcent, notamment à travers la prolifération des organisations humanitaires et le droit à l’ingérence.

L’endroit et l’envers
Les droits subjectifs, tels qu’ils se sont développés dans l’économie de marché, seraient donc un instrument essentiel de la doctrine néolibérale plutôt que sa contestation : Le discours sur les droits de la personne est un instrument qui concourt à l’expansion pathologique du libéralisme moderne et postmoderne et de son compagnon de route : le capitalisme de marché (p. 28). Observation que soutient Anne-Marie Voisard par une formule lapidaire : « le discours des droits et celui du capitalisme, loin de se contredire, se révèlent plutôt être l’endroit et l’envers d’une même idéologie prédatrice. » L’ouvrage étaye donc cette thèse par différents exemples et en montrant surtout sa logique négative qui procède par abstraction tout en dressant les groupes sociaux les uns contre les autres. La revendication des droits se fait toujours contre quelqu’un, elle est généralement adressée à l’État qui réagira par des règlements, sans jamais changer quoi que ce soit aux causes d’un problème.
La procédure obsessionnelle et l’argent sont la syntaxe et le maître mot de ce langage des droits. Il peut épuiser les individus comme les collectivités, matériellement et symboliquement, en imposant sa logique frigide qui conçoit le parc humain comme une addition de monades liées entre elles par des contrats fixant des titres de propriété, éventuellement des droits. Ce langage des droits ne tolère aucun autre langage que lui-même, aucune autre culture ou croyance. Il répugne en somme aux entraves à sa règle d’or, l’Argent, l’univers comme un immense marché à s’approprier sur le mode concurrentiel et à exploiter à des fins individuelles.

L’individu dont il est question ici n’est pas l’être doué d’une faculté de jugement véritablement autonome (non-conformiste), mais la particule élémentaire d’une religion dont il a parfaitement intériorisé les dogmes. Cette doctrine libérale « laïque » est institutionnalisée au XVIIIe siècle, rappelle Brewster Kneen, renforcée par le culte de la raison, de la religion du Progrès, de la croissance illimitée et de l’esprit d’entreprise – l’obligation d’exploiter le monde, de créer de la valeur, de ne rien laisser en paix, au mystère de son inutilité.

Ce dogme guerrier de l’exploitation du monde fonde, par exemple, la légitimité européenne de s’emparer les terres amérindiennes. De vastes territoires non exploités, au sens industrieux et financier du terme, sont apparus à l’élite européenne comme une invitation à s’en emparer, d’abord au nom du roi puis de l’État, courroie de transmission vers l’entreprise privée. L’État laïque, substitué au roi et à Dieu, se présente alors comme « source quasi religieuse et le garant des droits de la personne et les droits de propriété », écrit B. Kneen (p. 46). Avec pour résultat l’atomisation graduelle de la société et l’appauvrissement du monde à force de vouloir le faire entrer dans le moule occidental - ce que l’Occident comporte de plus nihiliste. À cette idéologie hautement prédatrice, à l’uniformité d’une société décervelée et « désâmée » par la raison instrumentale, l’auteur oppose la diversité, le respect des traditions, des cultures, des limites du monde, tout ce qui fonde l’éthique, la politique, la spiritualité – dont plusieurs aspects sont également des créations de l’Occident, ne l’oublions pas.

La fiction des droits
Le droit à la propriété privée étant calqué sur les droits de l’homme depuis le XVIIIe, les entreprises, à titre de personnes juridiques, ont conquis le droit au fil de l’histoire du capitalisme de faire des profits sans entraves, c’est-à-dire le droit de se soustraire aux intérêts des collectivités et de leurs institutions.

C’est ainsi que Monsanto, par exemple, grâce à tout un système juridique, politique et commercial qui lui est favorable, détient des brevets sur des semences qui n’appartenaient jadis à personne, ce qui entraîne un monopole monstrueux dans les secteurs vitaux de l’agriculture et de l’alimentation. Or ce monopole a des effets délétères bien au-delà de l’industrie de l’alimentation. Non seulement la population mondiale est-elle en voie d’être dépossédée de son agriculture, ce qui est gravissime, mais des cultures, des traditions, sont mises en danger sinon détruites, des solidarités, des croyances qui liaient les gens à leur terre et à l’univers par un sens sacré des responsabilités incompatible avec la notion de la propriété illimitée.

Cette même logique fonctionne dans d’innombrables domaines : brevets éventuels sur le génome humain, dans le domaine pharmaceutique, de la procréation assistée, de l’acharnement thérapeutique, de la propriété intellectuelle et artistique. Il est de plus en plus fréquent que de gros éditeurs achètent pour un montant dérisoire des droits sur des œuvres dont ils disposeront à leur guise, dépouillant ainsi l’auteur de son droit et l’œuvre de son authenticité.

Alors que vaut le droit à l’alimentation dans les traités internationaux s’il n’est pas accompagné d’une lutte concrète pour cultiver la terre, nourrir des gens et raviver ce sens des responsabilités? Que vaut le droit à l’éducation s’il ne s’intéresse pas aux finalités de l’éducation? Que signifie le droit à la vie ou du fœtus sans égard pour la mère et des conditions d’existence en général? - « L’individualisme de l’argumentaire fondé sur les droits trouve son expression la plus extrême dans la notion absurde des droits du fœtus » écrit B. Kneen.

Les droits sont des coquilles vides qui attendent un contenu attribué selon le bon vouloir de l’État. « Le mot lui-même a une valeur incantatoire – quoiqu’inopérante. » Du reste, un droit peut être révoqué n’importe quand par celui-là même qui l’a consenti, l’État (pensons à ce qui est advenu de l’organisme Droits et démocratie). « On a tendance à croire l’origine des droits comme naturels ou ontologiques, écrit B. Kneen, mais qu’ils viennent de Dieu ou de la nature, il leur faut un commanditaire » (p. 45). Autrement dit, obtenir le droit à l’alimentation, par exemple, ne change strictement rien aux causes entraînant la faim, qui sont des causes politiques, économiques, rendues possibles par le même État qui consentira le droit à l’alimentation. Cette apathie est accompagnée d’un effet plus que pernicieux en détournant l’attention sur le droit plutôt que sur la réalité. Dans les traités commerciaux, par exemple, le droit à l’alimentation fait bonne figure sans que cela ne nourrisse personne, tout en continuant à enrichir les multinationales de l’alimentation. Alors quelle serait, dans ce cas précis, une solution de rechange aux droits? B. Kneen donne l’exemple de la création de systèmes alimentaires locaux, d’initiatives communautaires en Inde, par exemple (p. 55). L’attente et l’apathie se transforment en actions qui auront des résultats concrets sur l’alimentation quotidienne des gens. Sans compter tout l’aspect pédagogique lié à ces entreprises, les conséquences sur les liens sociaux, etc.

Juridisme obsessionnel et inégalité des droits
Qui dit droits dit avocats, experts, frais juridiques exorbitants : tous ne sont pas égaux devant les droits, on a qu’à penser à la poursuite que Barrick Gold a intentée contre les Éditions Écosociété pour que ne paraisse pas un livre qui pouvait ternir son image. Il y a de quoi devenir cynique et se détourner de la chose publique : restons-en à l’espace commercial et aux bavardages entre « amis » sur les réseaux sociaux et laissons les experts s’occuper du monde. « De quoi réjouir les chantres de l’économie classique, observe A.M. Voisard, pour qui l’intérêt général n’est jamais aussi bien servi que lorsque personne ne s’en occupe » (p. 10).

La vision sous-jacente aux droits est partielle (séparatiste) et négative en défendant les intérêts d’un groupe contre la collectivité. Nous sommes bien loin des luttes ouvrières et féministes de jadis qui réclamaient plus de justice pour tous. Et les droits des uns sont vraisemblablement les bâillons des autres. Tous les droits se valent-ils? Les droits tels qu’ils sont apparus dans l’Antiquité, des droits de la personne qui ont été gagnés de hautes luttes, dont les droits des Noirs aux États-Unis, ceux des femmes, des dissidents politiques, notamment sous les dictatures militaires d’Amérique latine, ne sont-ils pas porteurs de justice? Quels sont leur rôle et leur fonction dans l’histoire ?

Émancipation ou conformisme?
Anne-Marie Voisard rappelle que la lutte pour les droits a été l’occasion pour les Afro-américains et les femmes de se constituer en sujet politique au siècle dernier, mais que ces droits ne sont jamais gagnés pour de bon (à quoi on pourrait répondre qu’il en va de même pour les gains de n’importe quelle lutte). Selon Brewster Kneen, la lutte pour les droits civiques aux États-Unis déborde largement le langage des droits de la personne. C’est surtout quand Rosa Parks, formée à l’action directe, a enfreint un interdit racial en 1955 en allant s’asseoir dans une section réservée aux Blancs dans un autobus de Birmingham, en Alabama que le processus d’émancipation des Noirs a été lancé dans la rue et dans les esprits – et la présence des femmes se trouvant du coup renforcée.

La lutte pour les droits de la personne en Amérique latine se déroule également dans un contexte des luttes sociales a priori très politisées. Sous les dictatures militaires, le droit à ne pas être torturé est vital, entraîne des mobilisations au-delà des frontières, met de la pression sur les autorités. B. Kneen conclut néanmoins « que le langage des droits ne fait avancer en rien la justice sociale et individuelle. » Plus loin il insiste : « Il y aurait d’ailleurs plus de justice sociale en ce bas monde si ceux qui militent en son nom cessaient de s’épuiser en requêtes ou en revendications, et s’ils mettaient plutôt l’accent sur ce qui est fait et doit être fait pour le bien de leur cause » (p. 22).

Rhétorique victimaire et culture de l’égoïsme
Cette dernière proposition de Kneen semble imprécise et idéaliste, mais elle cible la rhétorique victimaire que présuppose le discours des droits ou encore, ce que le philosophe Paul Thibaud, citée A.M. Voisard, appelle « la société des plaignants ». Pour nourrir la discussion sur ce thème délicat, on gagne à rappeler ce que disait Christopher Lasch au cours d’un dialogue organisé par la chaîne britannique Channel 4 en 1986 avec Cornélius Castoriadis . Il y est justement question du déclin inquiétant des grandes luttes sociales. Lasch n’hésite pas à parler du « déclin de la parole publique », de cette tendance remarquable déjà dans les années 1980 à exprimer des revendications au nom de groupes particuliers, qui se présentent sur le mode victimaire. Si vous pouvez prouver que vous appartenez à un groupe qui a été victime, dit-il en substance, et le plus longtemps possible, cela servira vos revendications. Il insiste sur l’appartenance à un groupe particulier dont la qualité de victime le rend étranger au reste de la société. Personne ne peut vous comprendre. Lasch prend comme exemple les Noirs américains dans les années 60 qui ont commencé à proclamer, « comme un article de foi », que personne d’autre ne pouvait comprendre leur histoire. Et Castoriadis enchaîne en évoquant les néo-féministes , sur les mêmes critères que Lasch. Il y aurait donc deux moments dans ces luttes pour l’émancipation : un positif, fait d’initiatives concrètes, et un autre négatif, transposé dans le langage des droits, sa rhétorique victimaire alimentée par un esprit procédurier.

Diversité et diversité
Qui aujourd’hui ose une telle critique de la judiciarisation du monde et de la culture de l’égoïsme qui l’accompagne? C’est ce que propose de livre de Brewster Kneen avec des arguments renouvelés, étendus à plusieurs secteurs de l’activité humaine. Et plusieurs questions viennent encore à l’esprit, l’auteur est parfaitement conscient que le sujet est loin d’être fermé. Allons-y de quelques remarques.

On souhaiterait un autre regard sur le sujet autonome que celui qui résulte de l’individualisme de masse. Castoriadis, par exemple, a souhaité un sujet autonome appartenant à une société également autonome, authentiquement démocratique, un sujet capable de mettre en questions les idoles et de se passionner pour le monde - l’autonomie peut-être autre chose que l’égoïsme. L’éducation occupe naturellement une place de premier ordre dans une société autonome. On pourrait également s’interroger sur le rôle de l’éducation et des médias, voire de l’industrie du divertissement (cinéma, littérature, théâtre), dans la fabrication des opinions et des figures victimaires.

Enfin, mettre sur le gril la fameuse notion de « diversité », maître mot du techno-capitalisme. Brewster Kneen a bien raison d’opposer à l’uniformisation des cultures, conséquence de l’occidentalisation du monde, la diversité des cultures. Mais le loup est déjà dans la bergerie - les mots sont toujours les premières cibles des idéologues. Pour s’en convaincre, on a qu’à consulter le dernier opus de Jean-Louis Roy, dont le titre et le sous-titre sont éloquents, Bienvenue dans le siècle de la diversité. La nouvelle carte culturelle du monde. Écoutons M. Roy : « La culture dépend ultimement du marché, des goûts et les attentes des consommateurs de produits culturels écrit-il. Or, dans un avenir rapproché, ces consommateurs seront majoritairement asiatiques . » Qu’on se le tienne pour dit. C’est le nouvel ordre mondial, affirme l’auteur, déterminé par les sacro-saintes mutations numériques. L’auteur enjoint les retardataires – sinon les attardés - à s’y plier ; au nom de la diversité, des cultures émergentes, du marché, des droits de l’homme bien sûr, car on devine que dans cette nouvelle hégémonie culturelle les personnes ont besoin de droits bétons . Mais quel sens y a-t-il à parler de diversité culturelle quand celle -ci obéit à un ordre mondial, aussi nouveau soit-il ? Qui décide de ce qui fait la diversité? Les multinationales qui fabriquent la machine à numériser et leurs commis décimés dans les médias, les institutions d’enseignement, l’industrie du divertissement, les gouvernements, les organisations non gouvernementales.

Les avocats ont un bel avenir devant eux, la société des plaignants aussi. Heureusement, d’autres initiatives ont lieu sur la planète, qui se soucient davantage du monde que de sa dissolution marchande dans l’univers virtuel.

Gilles McMillan
Novembre 2014

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