À hue et à dia, texte de présentation d'Yvon Rivard au lancement de La contamination des mots



À hue et à dia

Je suis heureux d’être ici pour vous présenter le livre de Gilles McMillan, qui occupe déjà dans ma bibliothèque une place importante parce qu’il raconte comment un fils de bûcheron peut sortir du bois sans renier ni magnifier le bois, comment « un fils déchu de race surhumaine » (Desrochers) conquiert son humanité en acceptant de déchoir.

C’est un livre qui raconte un peu ma propre histoire, mais aussi, je dirais, l ’histoire de tous ceux qui sont passés difficilement du bois au papier, des arbres aux livres, du « noir analphabète » (Miron) aux mots, sans trop savoir ce qu’ils ont gagné ou perdu au change, et pour cette raison se méfient des mots qui traduisent et trahissent la forêt , la vie, la mémoire.

Gilles et moi étions destinés à nous rencontrer puisque nous sommes tous deux fils de ces draveurs célébrés par Félix Leclerc dans sa chanson « La drave ». Le McMillan de la chanson de Félix était vraiment le père de Gilles alors que le Rivard prénommé Lucien n’a rien à voir avec mon père Émile. Notre première rencontre a eu lieu à l’Université McGill, mais comme nous n’étions sans doute pas prêts à supporter un tel choc, à confronter nos visions contraires du bois et de la littérature, cette rencontre a laissé peu de traces dans nos esprits. Il a fallu que nos routes se croisent à nouveau, dix plus tard, à la taverne des gens instruits, c’est-à-dire à la Régie des alcools, pour que nous devenions une « team » (prononcer « tim »), un attelage de chevaux qui tire depuis, côte à côte, la même charge, qui essaie de sortir l’humanité du bois avant que la neige fonde, sans être toujours d’accord sur la meilleure trail à suivre .

Avant de connaître Gilles, je croyais que « La drave » de Félix était une merveilleuse épopée, que la littérature était la meilleure façon de sauver le meilleur de ce que nous avons été, et voilà qu’il m’apprend que cette chanson de Félix nous enfonce encore plus dans la misère, dans « le noir analphabète », que la littérature ne sauve pas qu’elle est, comme dit son cher Ducharme, « un combat perdu d’avance ». Pas facile de skidder avec un tel cheval, qui ne croit pas qu’on va y arriver, qui tire à gauche quand vous tirez à droite, mais qui continue néanmoins de suer eau et pensée, de lire, de penser, d’écrire « par esprit de contradiction » :

C’est donc l’histoire de quelqu’un qui vient au monde, non, qui naît à l’aube de la Révolution tranquille, de parents qui ne connaissent rien aux livres et encore moins aux grands récits, qui s’amourache à l’adolescence de la littérature par esprit de contradiction , mais qui reste une sorte d’analphabète toute sa vie, parce que le code social sous-jacent à l’obligation de s’instruire pour mieux agir, grand mot d’ordre de la Révolution tranquille, lui échappe, ou qu’il y résiste (p. 17).

Depuis que j’ai revu Gilles à la Régie de la rue du Parc, il est devenu mon professeur non pas de désespoir mais de révolte. Il me fait découvrir des auteurs aussi marginaux que lui (Annie Lebrun, Günther Anders, Carlos Liscano, Jean-Claude Michéa). C’est que Gilles est, comme le poète Michaux, « né contre », et ce n’est pas facile d’être son élève, son ami. On ne sait jamais quel mensonge, quelle force manipulatrice se cache dans nos plus beaux élans, même Félix est soupçonné de collaborer avec les boss des draveurs, et si on l’écoutait il faudrait suivre la devise de Ducharme : « aller nulle part, ne rien faire ».

Mais s’il y avait dans La contamination des mots que cette suspicion, ce réflexe de tirer à hue quand tout le monde tire à dia, je ne l’aurais pas lu, relu et préfacé. Gilles a beau se défendre contre ce qu’il appelle « mes belles illusions tournées vers l’infini », il a beau incarner cet esprit critique qu’il essaie de m’inculquer, il est aussi cet écrivain attentif à la beauté de la langue, capable de se pencher sur son enfance, sur notre passé, avec un lyrisme qui n’est peut-être pas si éloigné de celui de Félix et qui correspond bien à la définition qu’Annie Lebrun donne du lyrisme, « une façon de voir la beauté en transparence sur ce qui la menace », qui fait de l’essayiste un romancier malgré lui :

Je me suis arrêté de marcher, la neige virevoltait, pas trop froide, malgré les bourrasques. Je me sentais bien, mais j’aurais aimé que Jean-François soit là, qu’on écoute le sifflement du vent ensemble, sa musique. C’était quand même triste, parce que j’avais l’impression que tout allait être enseveli. Lentement tout allait disparaître, le bowling, les rues, l’école, les moulins à scies, Les voitures, les gens, tout allait être emporté par le vent. Tout serait beau, encore plus beau, mais on ne serait plus là pour le voir, pour entendre le vent dans cette beauté plus forte que tout. Que de la beauté, indifférente (p. 278-279).

Yvon Rivard
Librairie Le Port de tête, 19 mars 2014

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