Les geôles de l’ignorance - l'analphabétisme au Québec

 

Paru dans Le journal des alternatives 

 Vendredi 30 novembre 2007

 

Dans la société québécoise post-Révolution tranquille, on croit que l’analphabétisme est de l’histoire ancienne. Toutefois, les résultats de l’Enquête internationale sur l’alphabétisation et les compétences des adultes (EIACA, 2003) tendent à prouver le contraire : 49 % des Québécois âgés de 16 à 65 ans éprouvent de telles difficultés à lire qu’ils fonctionneraient mal dans notre société dite du savoir et de l’information. En tenant compte de la population au-delà de 65 ans, le pourcentage grimpe à 55 %. Le résultat obtenu par les 16-35 ans est le plus faible de tous les pays participant à l’enquête.


Le Québec présente des résultats en deçà des autres provinces canadiennes, mais légèrement au-dessus des États-Unis et de l’Italie, par exemple. Peut-on s’en réjouir ? Pas sûr. Le résultat obtenu par les francophones, supérieur à celui des Autochtones et de certains groupes d’immigrants ─ les plus acculturés d’entre eux ─, est partout inférieur à la moyenne canadienne, y compris au Québec.

Moins futés, les francophones du Québec ? Non, mais nettement moins scolarisés, plus pauvres qu’on aime le croire, et découragés par la culture ambiante à étudier ou à poursuivre une formation. Dans notre société livrée à l’économie de marché, culture et industrie du divertissement sont de plus en plus confondues. Cette idéologie méprise l’éducation, produit de l’ignorance et croit en tirer profit.

Mehran Ebrahimi, professeur au Département de management et de technologie de l’UQAM, spécialisé en études comparées des systèmes d’éducation dans le monde, s’intéresse de près à toutes ces questions. Ex vice-président de la Fondation pour l’alphabétisation, il a notamment dirigé un ouvrage réunissant plusieurs spécialistes sur le sujet, La mondialisation de l’ignorance (2000), préfacé par John Saul.

Selon monsieur Ebrahimi, l’enquête internationale rend compte d’une situation tellement catastrophique, qu’il n’y a pas à tergiverser sur les questions de terminologie, pourcentages et méthodologie. La situation est grave, point. Alors il préfère parler d’analphabétisme plutôt que d’illettrisme ou de littératie, dont la majorité des ours n’a jamais entendu parler.

Cette étude internationale comporte aussi un danger, prévient le chercheur : culpabiliser les individus. Or le problème n’a rien d’individuel. Il est plutôt le résultat de décisions politiques aliénées à une idéologie, le capitalisme financier, qui confisquent tous les secteurs de la société. Une règle : gagner vite de l’argent, qu’importe comment, et consommer. Selon cet esprit, qui ne s’applique pas de manière aussi brutale dans tous les pays de l’OCDE, l’éducation, la formation et la culture représentent une perte d’argent. Elles sont même détestables, une affaire de loser.

La haine de l’éducation et de la culture

Pour illustrer cette haine, M. Ebrahimi évoque une livraison du très sérieux journal Les affaires s’interrogeant sur l’intérêt de faire des études postsecondaires quand, avec un secondaire V assorti d’une brève formation d’agent immobilier, on peut gagner 200, 000 $ annuellement et mener un gros train de vie. Le journal donnait a contrario l’exemple d’une dame qui, avec une maîtrise, gagnait annuellement un maigre 35 000 $, ne pouvant même pas changer de voiture. Or ce message est relayé par les médias, qui fabriquent des succes stories douteux.

Confondre éducation et formation, rôle de l’État et de l’entreprise

Il est faux de croire, soutient M. Ebrahimi, que la situation est la même dans tous les pays de l’OCDE. « Tous ne se sont pas aliénés au même degré au capitalisme financier, certains choisissent de laisser des secteurs de la société à l’État, notamment l’éducation. Et l’éducation est l’affaire exclusive de l’État démocratique, de la collectivité. Son rôle est de former des citoyens pensants et actifs, tournés davantage vers la solidarité et la coopération. Sa tâche est d’enseigner et de transmettre des savoirs qui transcendent les modes, les générations et, surtout, les besoins de l’entreprise. Ce n’est pas le rôle de l’État, insiste M. Ebrahimi, d’assurer l’employabilité des individus. La formation, en revanche, est l’affaire de l’entreprise privée. Elle vise à former une main-d’œuvre qualifiée, pour répondre à des besoins de compétitivité et de rentabilité. C’est, en conséquence, de son devoir et dans son intérêt de financer la formation. L’éducation sert bien sûr de tremplin à la formation qui, en retour, assure une qualité de vie aux individus, une qualité de travail à l’entreprise, etc. »

En Allemagne par exemple, 10 à 14 % du chiffre d’affaire de l’entreprise privée est investi dans la formation, notamment par le biais d’universités d’entreprise. Au Japon, 95 à 98 % des écoles professionnelles sont financées par le secteur privé. Dans certains secteurs industriels, les employés reçoivent de 10 à 18 heures de formation par semaine. Au Québec en revanche, un des premiers gestes du gouvernement Charest fut d’assouplir la Loi 90 qui force les entreprises à investir un maigre 1 % de leurs bénéfices dans la formation de leurs employés ! Le Québec est un des États de l’OCDE qui investit le moins dans la formation de sa main-d’œuvre. « Au Québec, affirme monsieur Ebrahimi, et je pèse mes mots, on méprise la formation professionnelle. Les entreprises préfèrent envoyer leur chèque au gouvernement plutôt que d’avoir à assumer la formation. Alors quand Lucien Bouchard dit qu’il faut travailler plus, c’est de l’hypocrisie. Dans certains pays, on travaille moins avec de meilleurs salaires et de meilleurs résultats. »

Misère de notre système d’éducation

La politique du déficit zéro du même Lucien Bouchard entraîna d’importantes mises à pied parmi le personnel éducatif spécialisé (psychopédagogue, psychologue, etc.). Or ces derniers sont essentiels dans le système scolaire, car, selon M. Ebrahimi, environ 30 % des élèves subissent un retard à chacun des cycles du primaire, phénomène normal dans tous les systèmes d’éducation. C’est le rôle des spécialistes de repérer et de soutenir les élèves en difficulté d’apprentissage. Dans un système déjà exsangue comme le nôtre, qui n’embauche pas suffisamment d’enseignants depuis des décennies, la mise à pied de ces spécialistes est une tragédie qui équivaut à sacrifier des générations d’enfants !

Le Danemark par exemple, pour un nombre d’élèves équivalent à celui Québec, 1, 5 million, embauche 180, 000 enseignants ; le Québec un peu plus de 70, 000. L’État danois encourage les études non seulement par la gratuité scolaire, mais par des bourses d’étude généreuses. Le niveau de scolarisation et de spécialisation du Danemark est un des plus élevés au monde. Pour le secondaire, le Québec a un des plus haut taux de décrochage de tous les pays de l’OCDE. Au cégep, 40 % des étudiants abandonnent avant d’obtenir leur diplôme. Très peu se rendront à l’université.
Cette gestion misérabiliste du système d’éducation contribue à la production de l’analphabétisme au Québec. Son sous-financement explique largement ses échecs, son impuissance à procurer aux élèves les ressources pédagogiques essentielles. D’autant plus qu’analphabétisme et pauvreté sont des phénomènes qui vont de pair et qui se transmettent généralement d’une génération à l’autre. Il n’y a que l’éducation publique et un environnement favorable à la lecture et à la culture, dans ce qu’elles ont de plus noble, pour mettre fin à ce cycle infernal. On sait par exemple qu’un enfant n’ayant pas été initié à la lecture avant même d’entrer à l’école aura moins de facilité pour apprendre.

Les nouvelles formes de l’emprisonnement

Parler de société du savoir et mépriser l’éducation, n’est-ce pas là un double discours de notre société ? « Oui, répond monsieur Ebrahmi, mais sans contradiction. L’entreprise a besoin de bons employés, mais les former lui coûte cher à court terme. » Et il y a autre chose aussi, de plus fondamental. « Dans une société démocratique, le droit est une valeur première. Dans le capitalisme financier, c’est le besoin la valeur suprême. Et la satisfaction des besoins exerce une pression énorme sur les institutions, qui l’emporte sur le droit et la démocratie. »

C’est dans l’avant-propos de l’ouvrage La mondialisation de l’ignorance qu’on trouve la finalité de cette analyse accablante : « La confiscation de la démocratie, privation de la liberté individuelle, a pris une nouvelle forme à l’ère de la mondialisation économique ; il ne s’agit plus de construire des prisons physiques [...] mais plutôt des prisons intellectuelles soit par un faible niveau d’éducation soit par une éducation très utilitariste qui ne cherche qu’à former de bons techniciens avec très peu de jugement en dehors de leur champ de spécialisation. Après avoir habitué les populations aux sujets insignifiants dans un système de vedettariat, il devient urgent, pour l’idéologie dominante, de venir gruger dans ce qui reste encore de la pratique démocratique. » (M. Ebrahimi, LMI, p. 25)

Que reste-t-il des pratiques démocratiques quand l’école et la culture sont envahies par l’esprit d’entreprise et de l’entrepreneurship ? Ne vous demandez pas pourquoi les médias ne soulèvent pas le problème de l’analphabétisme ou de l’illettrisme au Québec, pas plus que les universités ou si peu. M. Ebrahimi parle même d’une loi du silence à ce sujet. Alors que dit-elle cette loi du silence et, à travers elle, les analphabètes ? Que les geôliers de l’ignorance l’emportent ?

 

 

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