Le terrorisme comme institution démocratique?



Un jour - si jamais l’humanité arrive à ce jour-là - on dira que les hommes et les femmes politiques qui ont soutenu l’idéologie techno-financière, qui ont travaillé à ce que la société soit essentiellement régulée par le marché et le droit, on dira que ces gens ont commis des crimes contre l’humanité. Je parle d’une humanité encore consciente de ce qui fait son humanité, consciente du rôle qu’une démocratie authentique peut jouer dans cette réflexivité. Politique, démocratie, philosophie, pensée, réflexivité, littérature, sont des termes indissociables.

Je persiste et je signe : ces gens dont je viens de parler exercent une action destructrice, terrifiante, sur la société et sur le monde. Et si c’était la nature même de ce terrorisme néo « libéral », de cette idéologie devenue totalitaire et corrosive, que les djihadistes intériorisaient pour le retourner contre nous-mêmes – et contre eux-mêmes?

Petit bout de la lorgnette

L’homme qui est entré dans le Parlement canadien avec une arme automatique en octobre 2014, Michael Zehaf-Bibeau, s'il avait eu accès à des soins adéquats pour surmonter sa dépendance aux drogues, son désarroi, son malheur, peut-être aurait-il échappé à la folie meurtrière du djihad? Les journaux nous apprennent qu’en 2011 il s’est rendu à la police pour un forfait passé et qu’il a demandé à être emprisonné. Sa demande ayant été rejetée, en sortant du poste de Police il a agressé un employé d’un Macdonald pour être arrêté de nouveau. Il a été relâché après une journée de prison, mais on lui a d’abord fait subir un examen psychiatrique. Le rapport stipule que l’individu comprend les conséquences de ces gestes et qu’il voulait être emprisonné pour surmonter sa dépendance à la cocaïne!! Est-ce à dire qu’il n’arrivait pas à être soigné convenablement? Il est assez ahurissant de découvrir que l’enfermement pénitencier lui apparaissait comme la solution à son problème?!

Pour confirmer ce que je dis sur l'absence de soins appropriés, il suffit d'écouter le témoignage de Gilles Rouleau, le père de Martin Couture-Rouleau, responsable d'un attentant contre les deux militaires de St-Jean-sur-le Richelieu.

Grand-angle
Je pointe ici les soins physiques et psychologiques qu’il aurait dû recevoir, mais je devrais plutôt parler de la culture qui a participé de sa socialisation : sa classe sociale, sa famille, ses amis, ses passe-temps, ses croyances, ses rêves, les objets qui l’entouraient, les relations qu’il entretenait avec ses proches et les institutions sociales, dont l’éducation, l’histoire, le projet politique, bref, les valeurs et les pratiques sociales auxquelles il était exposé. Les soins de santé et les services sociaux font partie de cette culture. Dans une société nihiliste, la pharmacopée peut devenir l’unique ressource culturelle. Et, apparemment, pour certains individus, il n’y a que l’enfermement pour s’en sortir!... Méchant paradoxe! Pourquoi une telle haine de sa propre culture, de sa propre société? Pourquoi être si sensible à la propagande de l’extrémisme islamiste plutôt qu’au discours occidental sur la liberté, sur ce qui fait un être humain? Peut-être parce que ce discours est devenu obsolète, qu’il est corrompu, qu’il s’apparente de plus en plus à la formule sans appel attribuée à Guizot au XIXe siècle : « Enrichissez-vous! » Quelles valeurs premières le Canada de Stephen Harper, de Justin Trudeau, du Cirque du Soleil, des Dragons de Radio-Canada, de Xavier Dolan, de Rob et Doug Ford, des grands espaces canadiens, des Rocheuses et des gaz bitumineux propose-t-il, notamment à un homme désespéré ?

Ce sont de vraies questions, mais je doute sincèrement qu’on veuille savoir pourquoi cet homme s’est constitué en martyr de l’islam contre un des symboles fondateurs de la civilisation occidentale : la politique et l’institution qui devrait représenter l’exercice de la démocratie. On ne veut pas le savoir, on veut croire qu’il s’agit d’un acte démoniaque contre le monde libre. Démoniaque, certes. Contre le monde libre, non.

Grands mots : courage, autonomie
Qu’est-ce que la démocratie, la politique ? Difficile de le savoir par-delà l’expérience qu’on en a. Alors renseignons-nous. Des philosophes comme Hannah Arendt et Cornélius Castoriadis ont insisté sur le fait que ce n’était sûrement pas une affaire qui concerne au premier chef les experts, les juristes, les technocrates. Encore moins une affaire électorale ou de travaux publics. C’est plus que ça.

Castoriadis rappelle qu’en grec ancien demos signifie peuple et kratos pouvoir; « le kratos du demos, le pouvoir du peuple » (La montée de l’insignifiance, p. 196). L’exercice démocratique du pouvoir recoupe la politique, dont la principale qualité requise est le courage, selon Hannah Arendt, notamment le courage de dire ce qu’on pense quand on est un intellectuel, et le courage de condamner ce qui semble contrecarrer le projet d’autonomie au cœur de la politique.

Castoriadis observe que la philosophie naît en Grèce en même temps que la politique, qu’elle en est inséparable et qu’elle porte également en elle un projet d’autonomie, celle de la pensée : l’art de la réflexivité par excellence, la possibilité de mettre en doute l’« institué » dit-il: pourquoi les choses sont-elles ainsi dans la cité et dans l’univers? Le questionnement sur toutes les affaires humaines, ses institutions, ses arts, ses inventions, son langage, ses croyances, sa vision du monde, car l’univers entier est médiatisé par la vision humaine, ses croyances, son imaginaire. Pas de communication directe avec les dieux; ils ne s’adressent aux hommes qu’à travers leurs créations.

Dans la Grèce ancienne, la démocratie s’exerçait de façon directe, par la parole – celle des aristocrates, bien sûr, à tout le moins d’un groupe social d’où sont exclus les esclaves et les femmes. Aristote disait que la démocratie était la faculté de gouverner et d’être gouverné. Au sein d’une démocratie authentique, il faut en somme autant de jugement et de loyauté pour gouverner que pour être gouverné. Encore faut-il que leurs lois soient nos lois, rappelle Castoriadis.

La démocratie, c’est ni plus ni moins l’art de veiller sur l’autonomie de la société et des gens qui composent cette société. Être autonome veut dire échapper à un pouvoir hétéronome, à l’aliénation. Échapper aux puissances qui veulent asservir la société et les individus, à des puissances divines, idéologiques, étrangères ou financières. La politique, c’est également la faculté de s’autolimiter, dans les sphères privées et publiques. Où placer la limite, la loi? Questionnement sans fin qui ne peut être que la limite de la pensée et de l’imagination elle-même. Aux hommes de jouer, les dieux n’ont rien à voir là-dedans, sinon à travers l’éthique ou la religion, dans la sphère privée. Pour le reste, c’est une affaire publique et politique. Mais bien malin qui voudrait tracer une barrière étanche entre le public et le privé…

Simulacre et martyr
Est-ce à cette institution démocratique que le martyr islamiste s’est attaqué ou à son simulacre? Que vaut-elle aujourd’hui, la démocratie, comment s’exerce-t-elle dans le Canada et le Québec que nous connaissons? Elle semble s’être figée dans des pierres et des simagrées pour médias et autres bêtises touristiques.

Le simulacre de démocratie ne concerne pas seulement les gouvernements. Si ce n’était que ça! L’exercice de la parole démocratique s’exerce-t-elle véritablement dans les instances syndicats par exemple ? Quiconque connaît un peu l’histoire du syndicalisme vous dira que ce ne sont plus les militants qui donnent les grandes orientations, mais des fonctionnaires du syndicalisme, des avocats du travail, des spécialistes en relations publiques, en ressources humaines et en communications : des technocrates. Des vrais militants qui viennent de la base, comme disent les communiqués syndicaux réchauffés, cherchez-les! Et il en va de même dans les grands partis politiques. Le Parti québécois étant le meilleur exemple d’un parti qui fut jadis un parti de militants, la plupart des partis dits de gauche, le Parti socialiste français, etc. Et qu’en est-il du fonctionnement des universités, des assemblées départementales? Des comités de parents dans les écoles?

Les deux bouts de la lorgnette
J'aimerais qu'une véritable enquête ait lieu sur la vie de ce pauvre malade qui a foncé le 22 octobre dans le Parlement. Qu'on évalue les conséquences sur sa vie de l'appauvrissement généralisé de la vie sociale, de la culture, de la destruction programmée du tissu social, notamment par le gouvernement de Stephen Harper, plus largement par l’idéologie dite néolibérale qui sert d’horizon politique et social aux élus. Et bien que ces gens aient été élus au suffrage universel, ces élections ne fondent vraisemblablement pas un régime démocratique véritable - sans même considérer les allégations de fraudes électorales.

Une définition minimaliste de la démocratie serait que la population participe librement, et dans les faits, aux débats sur les grands enjeux de la société. Or, c’est devenu un lieu commun de le dire, la population se détourne de la politique pour s’enfermer dans la sphère privée aliénée au consumérisme, dont l’unique singularité tient au choix d’un style de vie proposé par la culture de masse. L’indifférence grandissante à la chose publique est programmée par les idéologues du régime, par leurs larbins, qui peuvent à l’occasion se donner des airs de rebelles (« rebelles de synthèse » disait Philippe Muray), plus ou moins conscients de leur fonction idéologique. On retrouve ces larbins dans les médias, les industries culturelles, les institutions d’enseignement, bref, il s’agit de tous ceux et celles qui travaillent à fabriquer l’air du temps, qui surpassent largement les mesures autoritaires et iniques de politiciens frigides comme Harper.

La montée de l’insignifiance
Pour caractériser notre société, Cornelius Castoriadis parlait de conformisme généralisé et de la montée de l’insignifiance. Selon lui, cette montée de l’insignifiance est due à la perte des repères dans toutes les sphères importantes de l’existence, privées et publiques, qu’il s’agisse d’organisation du travail ou au sein de la famille dans laquelle les rôles parentaux sont devenus obsolètes. Il évoquait aussi la conspiration. Pas au sens policier du terme, mais au sens où « ça respire ensemble ». Ce n’est pas sur l’insignifiance ou le conformisme généralisé que l’on fonde une démocratie, le projet d’une société autonome comportant des individus autonomes, réfléchissant par eux-mêmes, pouvant exercer leur faculté de jugement et leur courage au nom de cette institution.

Les technocrates et leurs complices au pouvoir qui forcent le terrible virage vers une économie de marché pure et dure, qui travaillent d'arrache-pied à ce que la société coïncide parfaitement avec les axiomes du capitalisme, ou avec son concept pour parler comme Jean-Claude Michéa, répandent la terreur en détruisant des institutions élaborées au cours des siècles. Quel est-il ce concept ? La fallacieuse neutralité axiologique, c'est-à-dire la destruction de toutes les valeurs produites par les traditions, coutumes populaires, croyances religieuses qui entravent le commerce – une course aux monopoles en fait. Et puis le droit, qui contribue à la régulation de la société perçue comme un vaste marché. Le droit du plus fort, bien sûr. Ce droit a essentiellement pour fonction de trancher les conflits entre les ayants droit, les contractuels, et de veiller comme un geôlier sur ce qu’on appelle le libre marché, qui n’est en fait que la loi du plus fort. Le libéralisme ne comporte certes pas que des mauvais côtés quand il est atténué par d’autres formes de rapports humains, d’autres logiques que celle de la consommation, qui permettent des limites auto-instituées, mais dans son versant extrémiste, quand sa logique est poussée à l’extrême, il est terrifiant. Cette logique s’est développée depuis 1789, avec des coups d'accélérateurs, comme les deux guerres mondiales, le nazisme, la Shoa, Hiroshima, les avancées technologiques au service de la « mégamachine » technocratique (Jacques Ellul, Serge Latouche), dont l’arrivée des ordinateurs personnels branchés en réseaux, Mai 68, le 11 Septembre, le projet de reconfiguration du Moyen-Orient, etc. Ces politiciens dont je parle, les Bolduc, Barrette, Couillard, Harper, Obama, pour ne nommer que les plus proches de nous, sont des extrémistes du capitalisme, des affreux, des nihilistes qui s’efforcent de rompre tous les liens entre le présent et le passé, entre les comportements d’aujourd’hui et les héritages anthropologiques. Ils répètent ni plus ni moins l’expression de mépris d’Henry Ford pour l’histoire : History is bunk (l’histoire, c’est de la foutaise), cité et traduit par Cornelius Castoriadis dans La montée de l’insignifiance, p. 24).

Le djihad est l'autre face du même délire, en plus sanguinaire, en plus rétrograde, en plus désespéré. Il n’est pas seulement le Vizir qui veut être Vizir à la place du Grand Vizir, Iznogoud, He's no God. Il vise à détruire exactement la même chose que l’idéologie libérale-extrémiste évoquée plus haut. Il est en fait son allié subjectif. Il n’est pas sorcier aujourd'hui de constater la fonction du terrorisme islamiste: il a remplacé le communisme dans l'imaginaire libéral, il est le démon objectif. Il permet de renforcer la sécurité d’État, le contrôle de la rue par la Police et, surtout, de renforcer le contrôle des esprits en attisant la foi dans le régime fondé sur la terreur de l’argent, qui se dissimule derrière le masque de la « démocratie ». Depuis le 11 Septembre, la même rengaine justifie plus ou moins explicitement le nouvel ordre mondial : « Ceux qui ne sont pas avec nous sont contre nous. » Rengaine qui justifie d’imposer la règle absolue des dogmes du néolibéralisme, censés incarner la quintessence de la démocratie : l’État au service de la privatisation du vivant. Il s'agit plutôt de contraindre les gens à se soumettre davantage à la nouvelle religion.

Harper : l’homme qui ferme le Parlement quand ça lui chante
On a tendance à oublier que Stephen Harper est l’homme qui a le plus souvent bloqué l’accès au Parlement, l’incarnation de la démocratie canadienne. La dernière fois date de l’été 2013. C’était pour éviter de répondre aux questions concernant les dépenses au Sénat, questions qui le mettaient personnellement dans l’embarras. Et chaque fois qu’il a cadenassé le Parlement, il le faisait au nom de la sainte Économie, de la croissance économique, de la création d’emplois (http://www.ledevoir.com/politique/canada/385534/harper-mise-sur-un-nouveau-depart). Il faut être singulièrement atteint de servilité volontaire pour croire de pareils mensonges. Toutes les ressources de l’économie politique sont mises en œuvre pour faciliter à une minorité de parasites d’engranger le maximum de bénéfices avec le minimum d’employés. Toutes les ressources de la technologie sont mises au service de cet idéal, les astuces de la séduction médiatique, d’abrutissement et de décervelage.


Qualifier de démocratique le régime qui nous est imposé est de la rigolade. Celle-ci est tout juste une démocratie représentative, la majorité des citoyens ne croyant tout simplement plus aux politiciens ni en la politique. Périodiquement on relance la farce électorale, qui oppose des partis qui disent en substance la même chose. Les vainqueurs iront gesticuler au Parlement, jusqu’à ce que le parti au pouvoir décide d’une loi spéciale pour clore les débats ou fermer le Parlement. La convocation de l’électorat permet essentiellement de le rendre ce dernier complice de l’aliénation de l’État à la sainte Entreprise Privée, au culte du Commerce, du Développement, cultes célébrés quotidiennement par la grande Église de la Croissance économique au service du divin Argent, de sa voracité illimitée. Les médias, les industries culturelles et du divertissement, avec le soutien de la publicité et du marketing, voient à occuper les esprits et le temps de libres du citoyen en lui fournissant un catalogue de produits à consommer, d’attitudes à adopter, pour être heureux et conforme à l’idée qu’il faut se faire du bonheur.

En dernière analyse, on peut se demander si le dieu véritable de cette religion n'est pas dissimulé derrière l’adoration de l'Argent : l'autodestruction de l'humanité fondée sur un certain humanisme, une culture gréco-judéo-marxo-chrétienne qui a un peu trop la tête dans les étoiles, les pieds enracinés dans la bouse de vache, tout ce qui fait entrave à la liberté absolue des maîtres du marché. Djihadistes et « libéraux » même combat?

GMM
Décembre 2015

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