"Une caractéristique fait de l'humain une chose à part dans le vivant: la
parole."
Pierre Legendre, L'inestimable objet de la transmission
"On lie les bœufs par les cornes et les hommes par la parole."
Jérôme Loysel, juriste français du XVIIe siècle
Merci à Mark Fortier et à LUx éditeur de m’avoir fait confiance, ça prend
beaucoup de clairvoyance… de générosité et un certain sens du risque… Merci à Yvon pour son beau texte de présentation.
La contamination des mots n’est pas le livre d’un intellectuel, d’un
écrivain ou d’un militant patenté (avec tout mon respect), mais d’un anonyme
qui construit sa pensée en écrivant, en tâtonnant. Il n’y a pas beaucoup de
certitudes qui préexistent à ce livre, plutôt des intuitions, des lectures,
appelons ça du « gossage » de convictions et d’intuitions par la lecture et
l’écriture.
Comme le petit chien noir emblématique de LUx, je ronge mon os en branlant la
queue et en montrant les dents. S’y retrouve, dans cette passion canine, le
refus de mieux en mieux compris, de mieux en mieux senti, du monde tel qu’il
va, de notre façon à tous d’habiter ce monde, à commencer par la mienne.
Le principal sujet de La contamination des mots, c’est le monde à
travers moi-même, moi-même qui, je l’espère, ne mourra pas d’avoir été le même,
pour paraphraser Gaston Miron. Je dirais, bien que je ne parle au nom de
personne, que ce refus me vient de ceux que j’appelle dans ce livre « mes
suicidés », Timbré et tous les autres, tous ces êtres mal sortis du bois ou de
leur enfance, qui n’ont pas pu vivre, tout simplement parce que ce monde ne le
leur permettait pas, qu’ils ne se sentaient aucune place en ce monde, n’y
trouvaient aucun sens, même pas celui de la lutte ou du refus catégorique.
« Avec le monde du pouvoir je n’ai eu que des liens puérils », écrivait le
grand poète dissident russe Ossip Mandelstam.
Sur la quatrième de couverture de La contamination des mots, que vous
pouvez vous procurer ici (librairie Le port de tête) à un prix défiant toute
concurrence hahaha, on évoque la misère culturelle dans laquelle l’auteur a
grandi. Je l’assume entièrement, à la condition de reconnaître que cette misère
est le donné culturel d’innombrables Québécois zé Québécoises. Il suffit, pour
le constater, d’observer l’état de délabrement de notre belle société
distincte, de notre formidable système d’éducation, de l’usage que l’ont fait
de la parole démocratique, assujettie en fait à la démocratie libérale, au
spectacle de la représentativité. Je crois, paraphrasant le locuteur de ce livre,
qu’on a tout un travail à faire pour se sortir de là, toute la tête à se
refaire, le cœur avec.
Et quand je parle de misère culturelle, je ne parle pas de pauvreté économique
ou d’analphabétisme. Il y a bien pire comme misère : tout ce savoir kitch nimbé
d’éthique et de distinction, de satisfaction de soi-même, de mission sociale et
poétique, pour parler comme notre clown national et multimilliardaire, ce
révolutionnaire, comme le présentait il n’y a pas si longtemps une publicité
des Caisses populaires Desjardins. Et avec raison : Guy Laliberté est
effectivement un révolutionnaire. Il reste à savoir dans quelle révolution il
milite cependant. Toutes les révolutions ne se font pas pour le mieux-être de
l’humanité, comme toutes les indépendances nationales ne se font pas
nécessairement au nom de la justice, de l’autonomie réelle de son peuple.
L’intoxication des mots est ici délétère.
Ces suicidés, pour revenir à eux, qui n’étaient apparemment ni des poètes, ni
des intellectuels, ni des militants, ni des acrobates, ni des personnages de
film, comprenaient dangereusement, sensiblement, qu’ils étaient de trop. Ils
parlaient, je crois, de nous tous, les humains. C’est de l’obsolescence de
l’homme, anthropos, dont me parlent mes suicidés. L’homme, la femme, l’enfant,
l’adolescent, quand il ne travaille pas à faire circuler de la marchandise, de
l’argent, qu’il s’agisse de mobilier, d’immobilier ou de camelote culturelle,
est dérangeant dans un univers qui fonctionne comme une machine distributrice,
aujourd’hui numérisée jusqu’à produire réellement du virtuel. Cette machine à
travailler et à se divertir (divertissement qui cherche à remplacer la
culture)fonctionne en gros comme un méga cirque : flexibilité, vitesse,
adaptabilité, multifonctionnalité, interchangeabilité, efficacité, audace, mais
toujours avec humour et sociabilité, et, surtout, dans la plus grande
neutralité des valeurs (chimérique bien sûr): tout le monde différent en
apparence, mais tout le monde d’accord pour que l’argent et la marchandise circulent
librement, tout le monde d’accord pour se constituer soi-même en marchandise
portant fièrement son branding.
La création artistique ne sert plus à célébrer la beauté effroyable du monde, à
révéler sa souveraine indifférence, à conserver sa nature sacrée, mais à
pousser la machine au maximum : machine à rire, à désirer, à rêver, à
décerveler, à séduire. Une machine, n’importe quelle machine, est toujours
l’exact équivalent d’une bombe n’est-ce pas ? Elle est faite pour donner son
plein rendement: plus elle tue de gens, plus elle accumule des pertes et des
gains, plus elle produit de la destruction, plus elle a de la valeur. Valeur
d’échange et d’usage confondues. Quoi qu’il en soit, c’est ben de valeur pour
ceux et celles qui n’ont pas de valeur, ou qui ne partagent pas les mêmes
valeurs.
Comme vous le voyez, le livre que je lance aujourd’hui ne contient pas des
bonnes nouvelles ou des joyeusetés. Pis encore, il n’offre pas de solutions
mobilisatrices: il ne dénonce pas de nouveaux paradis fiscaux ni des paradis
visqueux où se prélasseraient des êtres immoraux et lascifs, les maillots
débordant de graisse et d’argent mal acquis. En fait, le livre parle du Grand
Paradis Visqueux, total, mortifère, celui dans lequel nous baignons, qui
ressemble à ce que Réjean Ducharme appelait déjà en 1968, dans La fille de
Christophe Colomb, bien avant Alain Badiou donc, la société pornographique,
dans laquelle le fétiche remplace tous les dieux du monde.
La contamination des mots, je tiens à le préciser pour ne pas être
accusé de fausse représentation, n’est pas un livre sur les champs lexicaux. Je
ne dresse pas un index de mots dont la signification pourrait être intoxiquée
par le jargon de la technocratie triomphante, celle qui nous parle
d’investissement dans la croissance personnelle, la ressource humaine, de
formation de la main-d’œuvre, de formation continue, de libre entreprise, de
travailleurs autonomes, d’amis Facebook, etc. C’est plutôt le langage de la
séduction que je cherche à débusquer, celui qui emprunte la rhétorique de la
rébellion et de la transgression, du Bien, de la neutralité, de la mission
sociale et poétique.
Par-delà la supercherie et l’imposture, voire les bons sentiments, c’est tout
un modèle d’existence qu’on nous enfonce dans l’imaginaire.
Ce qui est demandé à l’artiste voire à l’intellectuel aujourd’hui, c’est de
simuler le refus, de le jouer, de le « packager », de l’esthétiser, de le
rendre désirable dans l’univers de la consommation et des communications.
Mais la contamination des mots a heureusement un autre sens, celui des textes
qui dialoguent entre eux. C’est le sens qui conduit à ce que j’appelle ici,
m’inspirant de Réjean Ducharme encore, aux solitudes combatives, ces écrivains
qui travaillent en silence et en solitaire dans l’ombre des mots, quand ce
n’est pas dans de vrais cachots, contre les certitudes et contre le pouvoir,
contre tous les pouvoirs, y compris la tentation d’exercer un pouvoir,
notamment celui de la séduction.
Ce que je viens de vous dire doit vous paraître bien touffu. Il vous faut donc
lire le livre pour démêler l’écheveau, ne serait-ce que pour découvrir, si cela
est possible, ce qui appartient à l’autobiographie intellectuelle, à l’essai et
à l’étude.
Pour terminer, avant de lâcher les amarres et boire un coup : je veux exprimer
ma profonde gratitude à mes amis lecteurs, André Ducharme, Simon Galiero, et
Jacques Pelletier - je dédie d’ailleurs à ce dernier mon texte sur La fille
de Christophe Colomb, de même qu’à Élisabeth Nardout-Lafarge et à Catherine
Mavrikakis. À mon cher Rémi Tremblay, si loin, si proche, à Miguel et à
Jocelyne, bien sûr; à Bernard Émond, médiateur essentiel entre l’ancien et le
moderne, la littérature et le cinéma, qui m’a si bien introduit auprès de LUx
éditeur. À Yvon Rivard enfin, pour qui la création littéraire, la plus belle
des illusions tournées sur l’infini, permet de relier les êtres au monde. Sans
eux, sans elles, ce livre, dans ce qu’il comporte de meilleur, n’existerait
tout simplement pas.
Merci aussi aux gens du Port de tête, merci à vous tous…
On s’en va à la Sala Rosa.
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