Dans Condition de l’homme moderne, Hannah Arendt compare la société de masse à un groupe d’individus rassemblés autour d’une table pour une séance de spiritisme, sauf que la table a disparu et les « adeptes, victimes d’un tour de magie », sont projetés les uns sur les autres. « C’est que le monde qui est entre eux n’a plus le pouvoir de les rassembler écrit-elle, de les relier, ni de les séparer (1). » Le monde n’est pas seulement la Terre, les êtres qu’elle abrite, le cosmos qui l’englobe, c’est surtout ce que crée l’humanité : le langage, les œuvres dont les mythes, les traditions les institutions, la religion, etc. C’est ce que Arendt appelle également l’entre-deux, l’intervalle, le parler ensemble du monde, l’agir ensemble pour le monde. C’est sa définition même de la politique, une passion pour le monde dans sa fragile pluralité. Elle insiste : « [Le] monde, comme tout entre-deux, relie et sépare en même temps les hommes (2). » L’idée essentielle qui anime cette métaphore de la table disparue et de la séance de spiritisme, c’est que le domaine public, le monde commun, a été dévalorisé au cours de l’histoire moderne au point de disparaître un peu plus chaque jour. L’individu massifié, sous influence, ne dispose plus alors que d’un magma pour se fabriquer une âme. Tel serait le « tour de magie » des temps modernes : faire disparaître ce monde commun, voire la possibilité d’agir sur lui. La philosophe parle même de refus du monde. Elle en situe les prémisses dans le « grand principe du Royaume-qui-n’est-pas-de-ce-monde (3) » des premiers chrétiens, refus qui s’aggrave avec le culte de la raison au XVIIe siècle, l’instrumentalisation de la pensée qu’elle entraîne, et le rejet de l’individu dans son intériorité ou ce qu’elle appelle encore « la prison de son esprit (4) ». Refuser le monde commun pour l’enclore dans le privé, domaine qui va lui-même se dissoudre dans l’uniformisation induite par la société de masse assortie de la revendication frénétique des droits privés, ceux-ci étant chargée d’exprimer sa singularité disparue : « Moi et mes droits, mes croyances, mes tatouages, mes signes distinctifs qui expriment tout mon être; sans eux je me noie dans la masse. » Certains diront qu’il en fut toujours ainsi. Jamais à un tel degré qu’aujourd’hui. Cornélius Castoriadis parlait de conformisme généralisé et de montée de l’insignifiance pour décrire la société de consommation où tous les repères sont soumis à la Loi hypermoderne de la transgression. Mais dire cela ce n’est que rappeler la dimension « philosophique» de la dénégation du monde, qui se manifeste brutalement dans les moyens techniques de le détruire matériellement.
Plusieurs signes laissent croire que l’hypermodernité aggrave dangereusement la situation décrite plus haut, au point que l’existence sur Terre, du moins pour le parc humain, est gravement menacée. Des études interdisciplinaires sérieuses situent l’effondrement de la société, voire de l’humanité, autour de 2050 si nous ne sortons pas rapidement du modèle de croissance illimitée qui s’est imposé avec l’imaginaire libéral au XVIIIe siècle et le triomphe du productivisme thermo-industriel au siècle suivant (5). Hélas, les signes de sortie du capitalisme, outre les catastrophes, ne sont guère encourageants. C’est d’ailleurs ce qui fait dire à Peter Sloterdijk que « Le processus mondial, dans son ensemble, a beaucoup plus de traits communs avec une party de suicidaires à grande échelle qu’avec une organisation d’êtres rationnels visant à la conservation de soi (6) ». Serge Latouche, théoricien de la décroissance conviviale, préférerait sans doute parler de gens raisonnables plutôt que rationnels, la raison raisonnante étant à ses yeux un fondement de l’imaginaire libéral : défendre ses intérêts bien compris, maîtriser le monde, transgresser toutes les limites, morales et matérielles, dont celles du savoir, comme la manipulation du vivant : l’homme se substituant à Dieu pour corriger la nature rappelle la tour de Babel. Modèle aberrant puisque les ressources écologiques et culturelles sont limitées et non éternelles. Serge Latouche appelle également ce modèle « occidentalisation du monde », que l’on nomme à tort « mondialisation », puisque dans ce processus d’uniformisation imposé à tous les peuples, c’est le monde dans sa pluralité qui disparaît – que Kafka appelait l’autre (7). Ce processus de « déculturation » laisse un vide chez les individus comme chez les peuples qui entraîne tôt ou tard un retour du refoulé. Celui-ci a deux versions remarque Latouche: l’explosion identitaire et la montée des intégrismes religieux (8). C’est exactement ce que le débat autour de la charte québécoise innommable sur la laïcité met en évidence : la confiscation de l’État par les forces économiques avec ses conséquences culturelles « génocidaires » (Pasolini (9)) favorise les pulsions identitaires, qui rend suspect le nationalisme électoraliste du parti québécois, et les fondamentalismes religieux. Dans tous les cas, c’est le refus du monde qui s’exprime. La vérité, c’est que le gouvernement péquiste n’offre aucune résistance à l’idéologie qui sape la société qu’il prétend défendre, et son projet de laïcité est aussi vide de contenu rassembleur que son projet national, qui se résume à un Québec Inc. drapé dans la rhétorique de la société distincte. Maintenir le financement des écoles confessionnelles privées dénote une incohérence politique flagrante. D’un autre côté, revendiquer dans l’intransigeance le port d’un signe religieux ostentatoire – qui est un signe politique, quel qu’il soit - dans le cadre d’un travail dans la fonction publique est symptomatique d’un fondamentalisme religieux intolérable. Les libéraux de gauche qui ne dénoncent pas fermement cet intégrisme font preuve d’un manque de jugement et d’un refus de solidarité inquiétant envers ceux et celles qui le combattent, souvent au risque de leur vie. Je pense entre autres à la féministe algérienne Wassyla Tamzaly, au doyen Habib Kazdaghli de l’Université de Manouba, à la militante québécoise d’origine algérienne Djamela Benhabib. Fraçoise David et Amir Khadir ont donc raison de dire que le PQ travaille à l’échec de son propre projet de laïcité, mais ils ont tort d’aller manifester aux côtés d’intégristes religieux contre la charte. Et il y a autre chose encore. Croire que l’intégrisme religieux ne peut pas se développer au Québec, notamment parmi les Québécois dits de souche, est d’emblée raciste : « Pas nous! » L’inverse est également vrai : associer l’intégrisme à un peuple est réducteur : « C’est leur culture! » La complaisance à l’égard de la montée des intégrismes, sa dénégation qui apparaît chez des progressistes de gauche n’est guère étonnante, ceux-ci étant de manière générale enfermés, comme les libéraux doctrinaires, leurs alliés dans ce débat, dans la défense des droits tous azimuts. Quant à ces libéraux doctrinaires, qu’on retrouve aussi dans la mouvance souverainiste, leur piaillement autour de la liberté des droits individuels n’étonne pas : l’ « idéal de neutralité axiologique (10) », le relativisme culturel extrême, plutôt qu’un « relativisme bien tempéré (11) », leur multiculturalisme politiquement correct, sont conformes à leur fondamentalisme idéologique : l’économisme universel fondé sur le développement illimité et la revendication, également illimitée, des droits privés.
Enfin, pour faire réapparaître la table au centre d’une assemblée, dont parlementaire, soucieuse de valeurs communes, rétablir l’intervalle entre des individus autonomes, séparer et relier les êtres afin de nourrir la pluralité, il faudra beaucoup plus qu’une charte innommable, beaucoup plus qu’un projet de société érigée sur une idéologie dévastatrice. Il s’agit aujourd’hui de se séparer du magma de la société de consommation, de se passionner pour le monde tel qu’il serait si on travaillait à sa conservation plutôt qu’à son exploitation au profit d’une caste supérieure de cannibales. Sans la collaboration du plus grand nombre, cette caste disparaîtrait, comme la fameuse table de la séance de spiritisme.
1-Hannah Arendt, Condition de l’homme de moderne, Paris, Agora, 1983, p. 92.
2- Ibid., p. 92.
3- Ibid., p. 93.
4- Ibid. p. 361.
5- Serge Latouche, L’âge des limites. Paris, Éditions Mille et une nuits, 2012, p. 75.
6- Peter Sloterdijk, Essai d’intoxication volontaire suivi de L’heure du crime et le temps de l’œuvre d’art, Paris, Hachette littératures, 2001, p. 18.
7- Gustav Janouch, Conversation avec Kafka, Paris, Maurice Nadeau, 1978, p. 219.
8- Serge Latouche, op.cit. p. 59.
9- Pier Paolo Pasolini, « Le Génocide » dans Écrits corsaires, Paris, Flammarion, Champs Contre-Champs, 1987.
10- Jean-Claude Michéa, L’empire du moindre mal. Essai sur la civilisation libérale, Paris, Flammarion, Champs essais, 2010, p. 37.
11- Franco Cassano, « Pour un relativisme bien tempéré » dans Le retour de l’ethnocentrisme. Purification ethnique versus universalisme cannibale, présentation de Serge Latouche, Paris, La Découverte/MAUSS, 1999, p. 121-130.
L’urgence de penser, 27 questions à la Charte. Sous la direction de Jonathan Livernois et d’Yvon Rivard, Montréal, Leméac éditeur, 2014
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