Il est des actes qui échappent à la morale des hommes : ce sont les actes sacrés.
Octavio Paz, L’arc et la lyre, 1956, p. 171
Angela Merkel, la chancelière de l’Allemagne, a qualifié le crash volontaire de l’airbus A320 de « totalement inconcevable ». Devant un tel geste irrationnel, la raison de la chancelière chancelle, c’est le moins qu’on puisse dire, d’autant plus que la dame est physicienne de formation : grâce au progrès, à la science et à la technologie de pointe, tout ce qui monte n’est pas supposé tomber aussi brutalement, surtout pas un airbus d’une flotte allemande piloté par un jeune Allemand formé à la technique de pilotage allemande. Que l’on commette des actes d’une violence inouïe au nom d’Allah ou de la cupidité, comme les narcotrafiquants mexicains, peut s’expliquer. Il faut une explication concevable, claire, logique comme l’est la pensée positiviste des pertes et des gains, des causes et des effets. Rien n’est pire que la mort par l’inconcevable. Rien n’est pire que la mort. C’est bien elle qu’il faut faire disparaître des écrans radars, la pire entrave à l’assurance de pouvoir maîtriser le monde pour le mettre à sa main.
Nos sociétés ont horreur du vide où pourrait germer des goûts de liberté inconcevable, pour reprendre le bel adjectif d’Angela Merkel. Il faut donc trouver une explication pour combler ce vide, une explication qui rétablira la mécanique de la cause et de l’effet. Et on est en train d’en trouver une : la maladie mentale du copilote, Andreas Lubitz, mêlée à du ressentiment et à la volonté de puissance : « Je changerai le système, aurait-il confié à une copine, on se souviendra de mon nom. » Est-ce suffisant pour en faire un terroriste? On va bien voir ce que les idéologues désignés à la fabrication de l’opinion publique et à l’éthos capitaliste vont nous inventer. En attendant, on peut profiter de la brèche pour faire des excursions en dehors de la piste d’atterrissage et des destinations touristiques de la pensée.
Le fantasme de maîtrise du monde et d’immortalité
Ce crash kamikaze pourrait bien être le symptôme, la mise en abîme plutôt, du monde suicidaire et anesthésié qui est le nôtre. Cornélius Castoriadis ne cesse d’évoquer le rôle majeur de la conscience du caractère mortel de l’homme, de l’humanité, dans l’institution des sociétés et des conséquences anthropologiques, politiques, terribles du déni de la mort. Comment se manifeste-t-il ce déni? Par le fantasme d’immortalité, dit-il. À travers quoi, quelles croyances farfelues? La maîtrise rationnelle du monde notamment, la religion du progrès, le déni de la mort.
Chez les Modernes, le fantasme de l’immortalité persiste, même après le désenchantement du monde. Fantasme transféré sur le progrès indéfini, sur l’expansion de la prétendue maîtrise rationnelle, et surtout manifeste dans l’occultation de la mort qui est de plus en plus caractéristique de l’époque contemporaine.
Plus loin :
Ma conclusion est qu’il nous faut aller plus loin que les Grecs et que les Modernes. Notre problème est d’instaurer une véritable démocratie dans les conditions contemporaines, de faire de cette universalisation qui reste formelle ou, mieux, incomplète, dans le monde moderne une universalité substantielle et substantive. Cela ne peut être fait qu’en remettant à leur place les « jouissances », en démolissant l’importance démesurée qu’a prise l’économie dans la société moderne et en essayant de créer un nouvel éthos, un éthos centralement lié à la mortalité essentielle de l’homme. » (La montée de l’insignifiance, Seuil, 1996, p. 173-174)
Plus une société ou un individu est conscient de son caractère mortel, plus il pensera son rapport au monde sur le mode de l’éveil au monde, de l’autonomie – à ne pas confondre avec l’atomisation de nos sociétés, l’isolement des individus dans un conformisme morbide qui prend la forme d’un hédonisme de consommation, ce que Castoriadis appelle les « jouissances » avec des guillemets. Or la nôtre, notre société, à travers ses velléités de maîtrise rationnelle du monde (scientifique, technologique, économique, anthropologique, politique), dénie la mort.
Des gestes comme celui de ce jeune pilote, des djihadistes ou des criminels des cartels de la drogue au Mexique, surgissent comme un retour du refoulé. C’est une hypothèse. Ils viendraient nous rappeler dans une violence insupportable que nous sommes mortels, individuellement et collectivement (les civilisations meurent, les individus meurent et la planète peut mourir) et que ce fantasme de maîtrise est le pire des nihilismes.
Crash, Heinz & Kraft et l’austérité
Il y a un parallèle effroyable à faire entre ce jeune copilote enfermé dans son cockpit qui fait crasher son avion avec 150 personnes à bord, et nos gouvernements dits de la rigueur, enfermés dans leurs parlements faussement démocratiques, qui font planter des pans entiers de la société par leurs politiques délirantes. Or ces politiques obéissent en fait à la règle première du capitalisme débridé : permettre à des entreprises privées, à des individus, de faire le plus de profits possible. Ou encore : quelle différence entre ce crash meurtrier et, par exemple, la fusion de Heinz et de Kraft, dont on dit qu’il aura des conséquences encore inconnues sur d’innombrables employés – qu’on peut néanmoins imaginer sans risque de se tromper : chômage, désarroi, misère? Fusion considérée comme rationnelle dans nos sociétés par les dirigeants, les médias, tout ce qui contribue à instituer la société dans laquelle nous vivons. Quelle différence? Une différence de degré et d’acceptabilité. Nos sociétés, nos dirigeants et de larges pans de la population, grâce aux médias et aux industries de divertissement (de propagande) peuvent très bien concevoir que des grandes entreprises veuillent faire des profits, d’autant plus que les résultats ne sont pas immédiats.
Mais cette affaire de profits n’explique pas tout. Pourquoi cette appétence de nos sociétés pour l’autodestruction? Pourquoi vouloir à ce point devancer la mort, sinon parce que l’humanité s’est rendue à elle-même la vie insupportable? Comme le remarque un personnage de Crimes and Misdemeanors, de Woody Allen, l’humanité a été incapable de s’inventer une religion qui n’est pas fondée sur le meurtre, la crainte de Dieu ou la soumission. Le personnage en question, sans doute une allusion à Primo Levi, fait référence ici à Abraham, à qui Dieu ordonne de tuer son fils Isaac. Cette figure symbolique de la foi indéfectible en Dieu est fondatrice des trois monothéismes. Et cette impuissance à imaginer des religions créatrices plutôt que destructrices et vengeresses s’est transposée dans les doctrines politiques, les croyances et chimères de la modernité.
Et dire que certains croient que nous en sommes arrivés à la fin de l’Histoire, alors que tout reste à faire. Mais est-ce qu'il reste du temps?
****
Réplique sympathique à Georges Leroux, 6 mars 2015
Éduquer au-delà du cours Éthique et culture religieuse (refusé par Le Devoir)
Dans un texte de vendredi dernier sur le rôle qu’aurait joué Adil Charkaoui dans la promotion du djihadisme au collège Maisonneuve, Georges Leroux affirme avec raison que la répression autoritaire n’aura que des effets négatifs dans la lutte contre l’extrémisme religieux. Il faudrait plutôt, selon lui, favoriser l’éducation civique en s’adressant aux élèves du primaire et du secondaire, à travers le cours Éthique et culture religieuse. Bien sûr - en espérant que la fureur libérale en cours ne le décapite pas avec le reste.
La religion musulmane devrait y être étudiée comme fait religieux, ni plus ni moins que les autres religions ou croyances qui comptent dans la formation de nos imaginaires, de notre société. Le philosophe a raison d’insister sur l’éducation des jeunes, l’importance de légitimer la culture musulmane afin d’éviter la stigmatisation de cette communauté, la montée du ressentiment, et, éventuellement de l’extrémisme.
Mais l’éducation à ce niveau scolaire est-elle suffisante ? C’est une réflexion beaucoup plus large qu’il faudrait susciter, qui concerne l’ensemble de la société, dont les intellectuels et l’élite politique, qui ont aussi besoin de revisiter certaines idées reçues. Voici un exemple tiré de l’entrevue qu’évoque Georges Leroux, celle où Anne-Marie Dussaut invite Adil Charkaoui à s’expliquer.
Refusant de condamner le djihadisme, ce dernier a plutôt justifié l’existence de l’État islamique sous prétexte qu’il serait l’infâme produit de la politique américaine et de ses alliés au Moyen-Orient. Il y a pourtant une différence énorme entre expliquer historiquement un fait et le justifier - si tant est qu’on puisse déduire le terrorisme djihadiste uniquement de la civilisation occidentale. On peut trouver des déterminations sociales à n’importe quels crimes sans les justifier. Nuance de taille que Mme Dussault n’a pas su opposer à son invité aguerri. Or cette opinion est assez répandue, notamment dans des milieux cultivés, politisés, critiques, des libéraux à l’extrême gauche en passant par les libéraux de gauche, apparemment bien informés et bien intentionnés.
D’autres confusions persistent où l’on associe Arabes et musulmans, musulmans et intégristes, intégrisme et extrémisme. Il faut dire que plusieurs de ces relations sont complexes. Des théologiens et des philosophes - je pense notamment à Abdennour Bidar et à sa « Lettre ouverte au monde musulman » -, n’hésitent pas à prôner une réforme en profondeur de la religion musulmane qui, dans son état disent-ils, est un véritable terreau pour des organisations terroristes.
Il faudrait reconnaître aussi que le fondamentalisme, toutes religions confondues, dépasse largement le choix individuel, car son but est d’imposer la loi religieuse à l’ensemble de la société. Les fondamentalismes conduisent tôt ou tard à des régimes antidémocratiques, qui rejettent le pluralisme social. À des degrés divers, on peut vérifier cette haine de la démocratie en Israël notamment, en Iran, en Arabie Saoudite, dans la conception de la démocratie de Stephen Harper, très marqué par la secte évangélique. Il faudrait évidemment définir ce qu’est la démocratie. La démocratie libérale fondée sur la représentation n’a pas grand-chose à voir avec une démocratie radicale comme l’entendait Cornelius Castoriadis, par exemple, qui vise à la participation effective du plus grand nombre à la politique, à la création de la société.
Il est aussi important de remarquer que l’extrémisme s’épanouit insidieusement dans nos sociétés forgées depuis le XVIIIe siècle par l’idéologie libérale. Celle-ci s’acharne à soumettre l’ensemble du monde à deux règles : le droit abstrait et procédurier, et le libre marché (incluant le crime et la corruption). Cette idéologie est aujourd’hui hégémonique, totalitaire, car, comme l’observe notamment le philosophe Jean-Claude Michéa, la société libérale est devenue conforme à son concept : la valeur marchande s’impose comme l’étalon de toute chose, à toute relation. Le nihilisme qui sévit aujourd’hui ne s’exprime donc pas qu’à travers l’extrémisme religieux, bien qu’il soit assurément son expression la plus sanglante, la plus terrifiante.
Il est remarquable que ces fondamentalismes se recoupent dans le discours. C’est ainsi qu’on a pu entendre ces derniers mois le premier ministre Couillard affirmer que l’intégrisme religieux était une affaire de conscience personnelle; que Katleen Weil, ministre de l’Immigration, de la Diversité et de l’Inclusion, a pu affirmer, avant de se dédire, qu’elle travaillerait sans problème avec un fondamentaliste. C’est la même logique qui incite le PLC et le NPD à se ranger derrière les tribunaux pour défendre le droit de porter le niqab lors d’une séance d’assermentation de citoyenneté.
Or tous ces droits ne sont que très formellement liés à la liberté d’expression et de conscience des individus, liberté qui devrait s’exercer par des responsabilités à l’égard du monde commun et la possibilité d’agir en conséquence. Cette défense des droits libéraux dissimule une idéologie corrosive visant à supprimer toute entrave à la sacro-sainte Économie, au pied de laquelle l’individu n’est qu’un relais de la valeur marchande. Telle est l’autre figure du nihilisme, qui sourit à tous les djhihadistes de ce monde en leur servant de justification morbide. En retour, ces derniers exploitent à fond les contradictions des droits de la personne à la sauce libérale, en attendant de les supprimer à leur tour et, avec eux, tous les symboles culturels qui s’y rattachent ou qui n’appartiennent pas à leur fantasme du pouvoir fondé sur la terreur.
Alors quelle différence entre détruire des sculptures assyriennes millénaires et mettre en place des politiques qui, petit à petit, détruisent des pans entiers de la culture pluraliste qui a produit la philosophie, la littérature, la politique, des projets d’autonomie pour les individus comme pour les collectivités? Une différence de degré et de nature dans la violence et la terreur, bien sûr. C’est alors qu’il faut se demander si le djihadisme n’est pas que l’accélérateur de la modernité nihiliste.
Reste à comprendre pourquoi cette fascination pour la destruction du monde.
Georges Leroux a donc raison, l’éducation est la voie royale pour faire échec à l’intégrisme, à tous les intégrismes, qui se nourrissent mutuellement. Mais il faudra donner une formidable extension à ce cours d’Éthique et d’études religieuses au primaire et au secondaire.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire