L’islamophobie est partout dans la société québécoise, disent-ils. Cette haine vient de s’exprimer par une extrême violence, mais, plus insidieusement, elle s’exprime au détour des débats sur le voile dans la sphère publique. Cet amalgame entre débat et meurtre collectif est lui-même insidieux, en plus de s’en prendre à la parole publique. Il s’agit en fait de censurer explicitement toute critique de l’islam, donc de faire cesser le débat sur des questions fondamentales de société : la place des religions dans la société, les extrémismes, l’intégration des immigrants, l’accueil des réfugiés, la préservation du tissu social, les questions identitaires - nationales, culturelles, religieuses. Toute critique de l’islam serait haineuse de l’islam?! C’est le contraire qui est vrai. Les extrémistes doivent se réjouir en lisant les journaux québécois ces jours-ci.
Selon les auteurs, le débat devrait cesser, sauf entre gens qui pensent la même chose. C’est ce que le géographe français Christophe Guilluy appelle « l’entre-soi » dans son dernier livre. Il s’agit d’un consensus entre privilégiés (ceux qui bénéficient des effets de la mondialisation ou qui en sont protégés financièrement et culturellement) fondé sur le culte de la diversité, de l’ouverture sur l’Autre, mais abstraite, sans conséquences quotidiennes réelles, puisque leur statut social les place de facto à l’écart. Ces militants sont très forts pour appeler à l’ouverture, mais pour les autres, ceux que l’auteur du Crépuscule de la France d’en haut (Flammarion, 2016) désigne comme « les perdants de la mondialisation ». Des exclusions, des conflits identitaires existent certes, mais ils découlent davantage d’une misère sociale, culturelle, que d’une idéologie raciste, d’un fantasme morbide de supériorité. La nuance est déterminante et appelle une réponse conséquente. « Raciste le matin, fraternel l’après-midi », observe Guilluy. Voici un paradoxe des phobies sociales ordinaires, incompréhensible pour quiconque est payé au poids de l’exclusion détectée chez les plus démunis.
Pour contrer la pensée simpliste, manichéenne et confortablement repliée sur elle-même, on doit rappeler aux camarades humanitaires que ce débat de société n’est pas univoque parmi les musulmans eux-mêmes, au Québec comme ailleurs, y compris dans les pays islamiques. On doit rappeler que le débat et les critiques sont les conditions mêmes de la construction d’une véritable pluralité sociale, plutôt que d’un simulacre d’ouverture commandé par la mascarade du multiculturalisme, la face culturelle et identitaire de la mondialisation aveugle.
Rappelons encore que les individus appartenant à la culture ou à la religion musulmane, hommes et femmes, qui refusent de se soumettre à la tyrannie religieuse, sont aussi accusés d’islamophobie; que l’écrivain algérien Kamel Daoud a eu droit à deux fatwas : une par les islamistes en Algérie et une autre en France par des intellectuels de gauche. Des libres-penseurs de l’Islam vont jusqu’à accuser les militants de la diversité de fausse tolérance et de constituer de véritables obstacles à l’intégration pleine et entière des musulmans. Ignorer que la liberté de penser et de vivre est un droit fondamental pour les gens issus de l’islam relève du paternalisme et du colonialisme. Selon ces citoyens engagés contre la haine de la liberté, c’est même l’expression la plus pernicieuse de l’islamophobie. Peut-on, dans le camp dit progressiste, continuer à ignorer le combat de ces libres-penseurs sans se faire les complices de ce qu’on prétend dénoncer?
Une politique de la dénégation mène soit à la marginalisation des musulmans en Occident et à la confrontation inévitable avec la société d’accueil, soit à la soumission de tous. Ce qui est le comble de l’aveuglement, car il signifie la destruction de ce que Hannah Arendt, Cornelius Castoriadis, Christopher Lasch et combien d’autres ont appelé la « sphère publique » : cette scène - qui n’a rien à voir avec le spectacle médiatique de la politique - où se construit le commun, où s’élabore l’humanité par la parole.
On devrait penser nos sociétés autrement qu’en brandissant du phobique en guise d’épouvantail, qui nourrit le ressentiment et crée des boucs émissaires. Les premières victimes de ce chantage étant les musulmans eux-mêmes, les migrants qu’il est urgent d’accueillir et de secourir, et les plus exposés aux effets délétères de la mondialisation, ceux qu’on appelle avec mépris « les locaux », accusés de repli identitaire, de mal voter, de mal parler, parce qu’ils n’ont pas les ressources pour voyager à travers les « identités benettons ».
Associer la critique de l’islam à l’islamophobie est insidieux, surtout que le sens de ce mot glisse aisément vers « racisme », un mot qui extermine massivement au nom de la suprématie d’un groupe humain sur un autre. Cet amalgame dissimule une peur sourde de la parole publique et de ce qu’elle révèle de normalement répugnant dans notre propre culture. On peut comprendre cette inquiétude, mais on devrait craindre davantage la censure au nom du Bien. Faut-il rappeler cette réalité aux militants d’Alternatives? J’avoue ne pas voir l’alternative à la polarisation des discours qui sévit autour de l’islam dans nos sociétés, ni à la privatisation du monde, qui est un facteur majeur de division. Adieu l’angélique sanctuaire souhaité par les deux auteurs – quel sort pour les réfugiés hors du sanctuaire? -, bienvenue dans la jungle. Cette idéologie du Bien n’est en fait que la traduction festive et new age de la pensée rétrograde de Margaret Thatcher : « La société n’existe pas. »
Une loi anthropologique élémentaire veut que les individus et les sociétés sont institués par la parole, le parler ensemble du monde. Si vous répétez inlassablement à quelqu’un en situation de fragilité qu’il est un pauvre type, affreux et potentiellement criminel, un horrible phobique, un raciste opposé aux bons « racisés », il est probable qu’il devienne ce monstre que vous lui avez enfoncé dans la tête. Les tortionnaires comprennent bien ce principe de la terreur, par lequel ils obtiennent l’aveu recherché, nul au regard de la vérité, mais efficace pour fabriquer un ennemi, un bouc émissaire, un plus grand mensonge.
C’est le ressentiment et le malheur qui tuent, qu’ils présentent les stigmates de la peur blanche, du délire sacrificiel des djihadistes, du déséquilibre psychologique ou de la fausse conscience. Comment bondir hors du rang des assassins? Sûrement pas en refoulant les conflits sociaux dans la sphère privée, ou dans l’entre-soi, son avatar narcissique.
GMM
J'ai envoyé ce texte au Devoir le 5 février dernier. La rédaction de l'a pas publié.
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