Je vous imagine, comme Odile Tremblay ce matin dans Le Devoir (14 octobre 2016), festoyant, célébrant le Nobel accordé à Bob Dylan. « Vive le Nobel libre! », s’écrie-t-elle. Et de confondre culture populaire et culture de masse... Le manque de jugement est caractéristique d’une époque sans poésie, mais on ne s’y fait pas, pas complètement.
Une star rock de la rébellion électrique qui conduit… où exactement? Times are changing. Au culte du progrès, du mouvement, du changement pour le changement, à la pensée contestationnaire, à la « contre-culture de consommation » (R. Ducharme)? Sûrement pas à mettre en question les fondements de la civilisation libérale, de la société de consommation, ses dogmes, ses lieux communs, ses clichés, notamment autour de la notion de liberté et du changement social. On pourrait citer longuement Pasolini et Christopher Lasch sur cette société de consommation, ses chantres, et leurs effets délétères sur les individus comme sur les communautés, les liens sociaux détruits, le déracinement.
Jeune, Dylan avait écrit sur sa guitare This machine kills faschists, une citation de Woody Guthrie, son modèle, mais qui avait affaire à un fascisme plus brutal que celui qu’a connu Dylan, à une époque moins faste, c’est le moins qu’on puisse dire, moins doucereuse, mais qui n’a jamais obtenu de Nobel, lui. Je serai cynique en disant que la «machine» de Dylan lui a surtout permis de devenir multimillionnaire et icône du rock, musique phare de l’industrie culturelle et d’un style de vie hip, hyper friqué. Et c’est bien cette idéologie que le Nobel célèbre : la musique industrielle et l’idéologie qui la sous-tend : le nouveau fascisme. Étrange retournement des choses. Ce n’est évidemment pas Dylan qui est à blâmer, pas pour cette célébration littéraire en tout cas, c’est l’institution Nobel.
On peut affirmer que Dylan fut un poète au sein de l’industrie musicale. Les lyriques de ce genre, il y en a treize à la douzaine, certains plus talentueux que d’autres – et Dylan avait beaucoup de talent -, mais ils ne font pas de la poésie pour autant. I’m not there. Il leur manque une vision tragique, une parole contraire. Yves Bonnefoy avait raison de s’inquiéter: « Le siècle où la parole a été victime ». Voici maintenant l’année où le Nobel s’est avili.
La prochaine fois, on accorde le prix Nobel à Couillard pour sa poésie.
J'écrivais ceci la semaine dernière, court texte destiné au Devoir, qui ne l'a pas publié:
Couillard en Tartuffe
Le premier ministre Couillard se consacre à une entreprise de séduction politique en commettant un poème, « En attendant Gaudreault » (Le Devoir, 6 octobre) qui, dit-il, lui aurait été inspiré par le Tartuffe de Molière et par Samuel Beckett.
L’esprit d’accumulation étant au fondement même de la religion libérale de M. Couillard, il a pris soin d’ajouter à son poème et à ces deux références littéraires une remarque affirmant pieusement que la poésie et l’art sont importants pour lui. Considérant ledit poème, la vie et l’œuvre de M. Couillard, il est permis de penser qu’Adam Smith et Milton Friedman ont plus d’importance à ses yeux que Molière, Beckett ou Yves Bonnefoy. Rappelons qu’A. Smith et M. Friedman sont deux théoriciens majeurs de la civilisation libérale, que séparent deux siècles de ravages et d’atrocités largement provoqués par cette même idéologie.
Tartuffe est une pièce de théâtre sur l’imposture et l’aveuglement. Au XVIIe siècle, Molière visait la bigoterie de son époque qui est d’une autre espèce aujourd’hui, mais qu’on reconnait aisément dans le fondamentalisme économique que vénère le premier ministre du Québec.
Yves Bonnefoy (1923 - 2016), poète, traducteur et critique d’art, écrivait dans Le siècle où la parole a été victime (2010) qu’il ne faut pas confondre la poésie avec les poèmes, notamment ceux qui distillent « ce lyrisme factice [qui] ne peut qu’être tenu pour naïveté si ce n’est même mensonge ». En ce qui a trait à M. Couillard, il s’agit moins de naïveté que d’une parodie satirique involontaire de lui-même. Lu sous cet angle, son poème est un mensonge hilarant.
La poésie, en vers ou en prose, dévoile les impostures, les formules trompeuses, intéressées, au service d’une volonté de puissance, d’une manipulation des esprits pour dominer le monde. Bonnefoy écrit : « Que cet humus fasse défaut à la langue, et la société est en grand péril, la parole ne trouvant plus à la surface des vocables de quoi entreprendre ou même simplement concevoir la transgression des dogmes qui est sa tâche. »
Tartuffe est bien vivant et il n’écrit pas que des mauvais poèmes. Il dispose au contraire de la technologie la plus avancée mise au service de sa créativité gestionnaire pour investir toutes les sphères d’activités et en tirer profit. Créativité gestionnaire qui se fonde sur l’instrumentalisation des gens et qui confine à la déshumanisation.
La mise en garde de Bonnefoy est à prendre au sérieux: à travers l'hitlérisme, le siècle dernier a poussé jusqu’aux abîmes inconcevables le désir de déshumanisation, mais a échoué. Pour l'instant.
Tartuffe a bien compris quel bénéfice il gagne à « aimer » l’art contemporain et les industries culturelles, amour que M. Couillard exprime encore dans un langage ridiculement suranné.
Plus que jamais le monde a besoin de la poésie pour démasquer Tartuffe sous ses habits neufs, maintenant affublé d'une guitare électrique.
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